En s'appuyant, pour permettre l'application du couvre-feu dans les banlieues révoltées, sur la loi du 3 avril 1955 qui avait institué l'état d'urgence au début de la Guerre d'indépendance algérienne, le gouvernement français a mis en évidence le refoulé colonial et fait ressurgir dans les mémoires le traumatisme de la Guerre d'Algérie. Il a ainsi montré que la “fracture sociale” est alimentée dans les banlieues par une “fracture coloniale” qui lui donne un sens plus fort et l'institue tel un ordre normatif, comme si l'immigration extra-européenne, notamment algérienne, s'était inscrite dans la continuité du rapport colonial au-delà des indépendances. Alors que l'arsenal juridique français suffisait aux préfets pour maintenir et rétablir l'ordre sans nécessité de légiférer ou de faire appel à la jurisprudence coloniale, le gouvernement a pris le risque de renvoyer les jeunes des banlieues, descendants de “fellagas”, à une douloureuse extranéité. Et de leur conférer un statut de “néo-colonisés” qui ont le sentiment profond de ne pas avoir d'existence politique, de ne pas être considérés comme des citoyens ou d'être des citoyens de seconde zone soumis à des injonctions d'intégration (“la France, on l'aime ou on la quitte”, dixit Philippe de Villiers) au moment même où ils sont privés des moyens d'insertion dans la citoyenneté républicaine. Le gouvernement français réactive ainsi les mécanismes destructeurs qui donnent à penser aux jeunes que plus que comme des pauvres ou des exclus, ils se vivent comme “colonisés” au sens que Frantz Fanon, Albert Memmi ou Vidiadhar Surajprasad Naipaul ont donné à ce terme. Comme l'écrivait Frantz Fanon, ces jeunes, à l'image des colonisés d'hier, ont le sentiment d'être déchirés entre leur désir presque impossible de s'éloigner de “I'enfer” et le sentiment que le “paradis” est protégé par de “terribles molosses” (la police). L'assignation à résidence dans la cité vaut donc assignation à une identité négative à laquelle il est difficile d'échapper. Par cynisme ou à son corps défendant, le gouvernement donne corps au discours des “indigènes de la République” qui, dans un manifeste diffusé peu de temps avant le vote de la loi scélérate du 23 février 2005, avaient revendiqué la “décolonisation de la République”, affirmant qu'ils étaient traités dans leur propre pays comme l'étaient leurs parents dans les colonies. En sortant du musée de l'histoire une loi chargée de lourds symboles, le gouvernement français sous la pression d'un ministre de l'Intérieur qui menaçait de démissionner si on ne lui donnait pas “tous les moyens d'action”, ne pouvait ignorer que la mémoire inachevée, cloisonnée, manipulée, peu ou pas transmise aux nouveaux indigènes indigents issus de l'immigration algérienne, est toujours une plaie à vif. Blessure et trauma profonds dont le rappel par le truchement de la loi d'avril 1955, dément à rebours l'affirmation du président Jacques Chirac, sans doute sincère, selon laquelle ils sont “filles et fils de la République” à part entière. Comme la démentent par ailleurs le débat de droite sur la polygamie considérée comme criminogène et le rapport du député UMP Jacques Alain Benisti préconisant la mise en place d'un système de détection des signes de délinquance dans les crèches et les maternelles ! Grimer ainsi la République en gendarme de la coloniale, c'est remettre la fracture coloniale au centre de la crise de l'identité nationale française. C'est aussi mettre en exergue la difficulté à intégrer l'épisode colonial dans les représentations collectives, renvoyant en cela au mal éprouvé de penser la question de la diversité et de l'altérité, indissociables de l'égalité des chances censées être le socle même de la République. Après la consécration du “rôle positif de la présence française” en Afrique du Nord, scellé par la loi du 23 février 2005, le rappel du refoulé colonial à travers la loi de 1955, apparaît comme une démonstration implicite d'une incapacité française à produire un discours de vérité sur la colonisation et à inventer un modèle de régulation pluraliste de la diversité. Tout se passe alors comme si la mémoire coloniale exprime le refoulé par cycles. De même qu'il est question aujourd'hui d'un service civique, volontaire ou obligatoire, en 1962, le secrétaire d'Etat aux Rapatriés, Robert Boulin, redoutant déjà la délinquance des jeunes “blousons noirs” du Midi issus des milieux pieds-noirs et harkis, avait envisagé pour eux un appel anticipé sous les drapeaux. Le garde des Sceaux, Jean Foyer, avait pensé à abaisser pour eux l'âge de la responsabilité pénale. À gauche, le maire de Marseille, Gaston Deferre, assimilant les rapatriés à l'OAS comme Nicolas Sarkozy assimile aujourd'hui les jeunes de banlieues à la “racaille” nantie de “pedigree”, avait invité les pieds-noirs et les harkis à “aller se réadapter ailleurs”. À l'instar du gouvernement et de députés UMP qui proposent de supprimer les allocations familiales aux familles de jeunes inadaptés des cités, le Club Jean-Moulin suggérait en son temps de supprimer toute aide sociale aux pieds-noirs qui refuseraient de s'installer dans les lieux d'assignation. On ne parlait pas alors de “sauvageons” et de “racailles”, mais de “mauvaise graine”. Le général de Gaulle avait même songé à les envoyer en Nouvelle-Calédonie ou en Guyane, où l'on avait exilé les communards français et les Algériens après la révolte de cheikh El-Mokrani ! Le déni du passé colonial comme le refus de penser les articulations colonisation immigration dans le monde politique, dans les milieux de la recherche comme dans les médias, alors que ce rapport est envisagé depuis longtemps dans les autres ex-puissances coloniales européennes, conduit à glorifier la colonisation et à faire en sorte que s'intriquent intimement le fait colonial et la République, du moins symboliquement, par le biais des lois d'avril 1955 et de février 2005 que la mémoire connote lourdement. Comme si l'immigration, l'esclavage et la colonisation s'opposent toujours à l'histoire de France alors qu'ils en sont parties intégrantes. Comme si la perception de l'histoire des Autres, leur intégration dans l'histoire française, n'étaient pas comme le souligne un historien français, “I'exigence ultime et nécessaire de la diversité dans la République”. La crise des banlieues et les débats générés par l'explosion des cités montrent que la question de l'appartenance citoyenne ne peut pas être réglée seulement par les textes ou par les professions de foi, même sincères. La France n'a pas intégré la classe ouvrière, par exemple, juste avec le bulletin de vote, mais aussi avec l'Etat providence, I'armée ou certains événements fondateurs, c'est-à-dire par la production de liens de socialisation dont le respect et la considération donnent à ceux qui en bénéficient le sentiment de filiation à un pays, à une communauté d'intégration, à une citoyenneté. Pour ce qui la concerne, I'Algérie peut contribuer efficacement à une vaste entreprise de socialisation en encadrant, accompagnant et en mobilisant, au-delà de ses propres ressortissants, les immigrés naturalisés et leur descendance, sachant que l'appartenance au corps majoritaire ne gommera jamais les racines et les affirmations culturelles et identitaires. La création d'un Haut-Commissariat à l'émigration et de Maisons d'Algérie en Europe, procéderait de cette logique. Dans le cadre d'une vaste entreprise d'organisation de l'influence algérienne en France, elle permettrait de structurer des lobbys, de mobiliser un “vote algérien” qui pèserait de tout son poids lors de toutes les consultations électorales, à tous les échelons et rendrait problématique toute tentative de polluer les mémoires par les nostalgiques de l'ordre colonial raciste. On évoquera alors le “vote algérien” comme on parle du “vote juif” toujours décisif aux états-Unis. M. B.