Ce montant faramineux est la somme des crédits illégaux et des traites de complaisance accordés par l'agence de Birkhadem au profit du groupe agro-industriel Digimex. S'il est de notoriété publique que le système bancaire est gangrené par la corruption, une vaste affaire de détournement impliquant la Banque de l'agriculture et du développement rural (Badr) en apporte la confirmation. Mercredi dernier, la justice a procédé à la mise sous mandat de dépôt d'un certain nombre de ses hauts fonctionnaires pour une grave affaire de dilapidation, constituée autour d'opérations monétaires frauduleuses que ces cadres ont consenties depuis 2002 au profit d'un gros client, le groupe privé Digimex d'investissement et d'importation implanté à Blida. Ce conglomérat formé de trois Sarl, dont une, Novo-grain trading, spécialisée dans l'importation des céréales, a bénéficié de grandes largesses en violation totale de la loi et de la réglementation. Les infractions portent sur la délivrance de centaines de traites et l'octroi de crédits à l'investissement et à l'importation par l'agence Badr de Birkhadem. Le montant de ces manœuvres dépasse tout entendement. Il a atteint 1 200 milliards de centimes. “La banque est devenue une planche à billets où Digimex se servait”, commente le commissaire principal Salah Derradji, directeur général adjoint du service de répression du banditisme et du crime organisé à la direction générale de la police judiciaire. Au cours d'une conférence de presse tenue, hier, au siège de la DPJ à Ben Aknoun, il a levé le voile sur cet énorme scandale qui restera certainement dans les annales. L'officier était accompagné d'un de ses collaborateurs en charge de la brigade centrale de répression de la grande délinquance économique et financière, qui s'est chargée de l'enquête depuis plus de cinq mois. Le jargon policier stipule que les investigations ont démarré “sur la base d'informations parvenues à la brigade”. C'est en tout cas la version défendue par M. Derradji. De son côté, le chef de la section insiste sur le fait que son équipe s'est saisie volontairement de l'affaire et a exploré toutes ses ramifications. Et elles sont nombreuses. En remontant la chaîne du vaste trafic, les enquêteurs sont parvenus jusqu'à la direction générale de la banque mère dont l'ex-président-directeur général vient d'être mis sous contrôle judiciaire pour sa responsabilité (passive ou active ?) dans les agissements de ses subordonnés, notamment les responsables de la succursale de Birkhadem. Le nouveau directeur découvre le pot aux roses En fait, il a suffi qu'il soit limogé et remplacé par un autre pour que le pot aux roses soit découvert. Ayant pris la décision de bloquer les lignes d'escompte, le nouveau patron de la Badr ferme les vannes de financement et met à nu les agissements de l'agence de Birkhadem ainsi que Digimex. Pendant trois années, le groupe obtenait des carnets de traites à profusion, lui permettant de financer des transactions commerciales fictives avec des sociétés écrans qu'il a lui-même créées. Les escomptes dont il bénéficiait à chaque fois lui permettaient de couvrir les anciennes. Or, en bloquant les lignes, le nouveau P-DG a tari la source. Pis, il a levé le voile sur un énorme trou dans les caisses, dont une partie d'une valeur de 500 milliards de centimes est due à des traites impayées. “Par ce procédé frauduleux, les traites arrivées à échéance — au bout de trois mois — étaient payées grâce à l'escompte de nouvelles, permettant au groupe de disposer sans cesse de liquidités”, explique davantage le commissaire Derradji. Les relevés de la banque et des comptes des Sarl de Digimex crédités chez elle sont irrécusables. Les trois sociétés tiraient constamment des traites dont elles se servaient officiellement pour financer des opérations commerciales conclues avec des tiers. En réalité, ces partenaires sont des entreprises écrans que le patron du groupe blidéen a montées de toutes pièces, en respectant les formes légales dont la mise en place de registres du commerce et dont les dépositaires sont soit l'épouse d'un d'entre eux ou le bougre du coin. “Il y en avait un tas”, répond vaguement le chef de la brigade financière. Des sociétés-écrans pour obtenir des crédits Ces sociétés prête-nom avaient des comptes domiciliés à l'ABC Bank (un établissement privé) que Digimex renflouait en abondance. “Cet argent lui a permis d'acquérir des biens immobiliers ici et à l'étranger”, soutient le commissaire Derradji. La manne financière lui a également servi à diversifier ses activités. Spécialisé dans l'importation de matériaux de construction, dont le rond à béton et des céréales, le géant aux pieds d'argile de la Mitidja a aiguisé son appétit en accaparant d'autres créneaux comme le transport, l'industrie frigorifique, la revente de bois en l'état… etc. Outre les traites, Digimex n'avait aucune peine à obtenir des lignes de crédits. “Il a été établi que le groupe, depuis son entrée en relation avec la Badr, a obtenu des crédits d'investissement et d'exploitation sans études, en dépassement des seuils autorisés et sans garantie équivalente, ayant eu pour effet le non-remboursement des engagements à échéance”, confie encore le responsable de la DPJ. Le préjudice occasionné par ces crédits est de 700 milliards de centimes. “La responsabilité incombe à tous les intervenants, à tous les échelons de responsabilité, à commencer par l'agence, le groupe régional d'exploitation, la direction de financement des grandes entreprises et la commission de contrôle des crédits au niveau de la banque (mère)”, commence par énoncer le commissaire avant d'identifier une à une les personnes impliquées, dont les trois directeurs qui se sont succédé à la tête de la succursale de Birkhadem depuis trois ans, et qui ont été écroués mercredi dernier. Le directeur général adjoint de la Badr est également compromis. Sur les 6 individus présentés au parquet, figurent également le patron de Digimex ainsi que l'un de ses associés alors que le troisième a été laissé en liberté en compagnie de 5 autres personnes. Par ailleurs, le procureur de la république a prononcé 4 décisions de mise sous contrôle judiciaire. 4 gérants des sociétés prête-noms sont aussi incriminés. De toute évidence, la liste des incriminés risque d'être encore plus longue. En prélude de sa rencontre avec les journalistes, M. Derradji a précisé que l'affaire est toujours en instruction. Ce qui l'a contraint à taire certains détails. Néanmoins, quelques révélations laissent penser à de plus grandes complicités, du moins à une vaste et désastreuse négligence. Le chef de la brigade financière s'interroge, par exemple, sur le fait qu'une inspection interne a été effectuée en 2004 au niveau de l'agence de Birkhadem, sans rien déceler d'anormal. D'ailleurs, lors de son audition par le juge d'instruction, l'ancien directeur général a tôt fait d'endosser la responsabilité à son inspection. En outre, il s'est défendu en affirmant que “les informations ne lui parvenaient pas”. Qui est responsable alors ? Au-delà de la Badr, la Banque d'Algérie n'a-t-elle pas fait montre de laxisme, à son tour ? “Dans quelques jours, nous vous dévoilerons une affaire similaire”, annonce M. Derradji, révélant ainsi l'ampleur de la corruption qui sévit dans les établissements financiers aussi bien publics que privés. À la Badr, un directeur pouvait percevoir 4 milliards de centimes pour une simple signature. Foi de policier. SAMIA LOKMANE