Karim Sergoua fait partie d'Essebaghine, un collectif d'artistes plasticiens algériens, constitué en décembre 2000, autour d'un manifeste revendiquant “l'autonomie et le refus d'obéir à la commande du goût” ; ironisant sur leur statut, ils se définissent “artisans-peintres”. Karim Sergoua est élève de Martinez, et cosignataire du manifeste du groupe Aouchem aux côtés de Mesli, Martinez, Baya, Khadda, Koraïchi, Benyahia, Silem, Ould Mohand, Zoubir, Hellal, Tibouchi et Yahiaoui. Ils se rattachent au qualificatif de “peintres du Signe” qui les lie. Selon Nourredine Saâdi (Tunis, juillet 1998), “Aouchem est né à l'Ecole des beaux-arts d'Alger, où professaient Martinez et Mesli. Plus occasionnellement Khadda. Tous les peintres associés ici y ont été formés. Ils y ont, complétant pour beaucoup leur formation ailleurs, ouvert les yeux sur le Signe. Ils constituent moins une école que des lignées réinventant les techniques mixtes, les doigts trempés d'encre, de colle, de vernis, de goudron, les mains malaxant l'argile et le sable et les ongles sur la toile ou sur la pâte de la peinture, accrochant des déchirures, des lacérations, parfois la main ouverte pour y laisser la trace de ses lignes. Ils se sont — quand ils en ressentent le besoin pour leur création, pour dialoguer avec leur mémoire — libérés des styles appris, des châssis et du chevalet, retrouvant ou créant, à l'occasion, leurs propres supports : carton, bois, poteries, objets usuels, pierres, "louhate" de leur enfance… Ils utiliseront toutes les matières, se battront contre tous les matériaux, tentant de retrouver encore et encore tout ce que la main de l'homme a tiré de la nature”. Les œuvres exposées font appel à des matériaux différents, tout en demeurant fidèles aux mêmes motifs : silhouettes, graphismes et signes, symboles et caractères d'écriture. Ainsi, le travail de l'artiste se décline sur toile, sur bois (totem, “tabla dokhane”, panneaux avec miroir, pierres tombales, paravent ou tryptique) et en céramique (tadjine, flasques et vases, ornés de pictogrammes). Un tryptique en bois (Salon 2006) ruisselle de longues coulées sanguinolentes, rouge pourpre ; leur suintement exprime une sensation de longue agonie et d'intense douleur. Le tableau est ponctué de signes (x) et souligné de deux mains, une droite, et une gauche, éloignées, anonymes. Un totem en bois oblige le public à le contourner, regard inquisiteur sur les quatre faces, dont certaines sont percées de trous, le socle est carré, les angles droits se conjuguent avec la verticalité et l'horizontalité de l'objet et le leitmotiv des signes cabalistiques. Les céramiques, aux coloris pastel et agréables, ocre, bleu, vert, offrent une variation de tadjine aplatis comme des galettes et des vases cylindriques, tranchés en biais. Deux toiles, “Akham I et II”, présentent une géographie vide, avec quelques reliefs ; l'hostilité de cette nature, alliée à la couleur marron, sourde, est déchirée par des chiffres romains, semblables à des graffitis sur un mur. Les toiles “Je n'ai rien compris… !” et “Je viens tout juste de comprendre”, mettent en scène des personnages cornus et monstrueux ; les silhouettes ont des formes primitives, parfois sataniques : figures féminines aux seins griffonnés et hachurés, où seuls les yeux, exagérément agrandis, sont vivants ; visages muets, entourés de signes métaphoriques ; les éléments figuratifs, et les signes abstraits cohabitent dans un savant mélange de poissons, serpents, fleurs, ou marelle ! L'ancrage culturel est reconnaissable aux pictogrammes berbères, à l'écriture tifinagh, ou à des idéogrammes inspirés de la sorcellerie, du vaudou, ou de l'écriture sur le sable… La rivière est domestiquée, symbolisée par le boa qui ondule le long de la lisière de la toile, ou la graine qui symbolise la fertilité. L'homme et la femme sont réduits à une silhouette sans visage, tel un totem à contre-jour. Ils n'ont pas de traits, ils sont sans âme, et c'est en cela qu'ils expriment une tragédie ; vérités exprimées par la peinture, car son langage n'est qu'émotions et sentiments, craintes et passions… Certains thèmes sont récurrents dans les signes, telles ces volutes chères à Martinez, lignes circulaires ouvertes, ou X, point de croix incrusté dans la toile et brodé dans tous les sens. D'autres graphismes sont puisés dans les poteries d'Akbou, les tapis d'Aït Hichem, ou dans les fresques murales que peignaient les femmes kabyles sur les murs de leurs maisons. Un triptyque en bois met en mouvement, un corps, bras ouverts, symbole du Christ sur la croix ? Messages pluriels, puisés dans l'inconscient collectif de la mémoire algérienne où l'écriture, tatouage, symboles occultes et traditions, coutumes et folklore, contes et légendes allient l'esthétique au barbare, le raffinement à la cruauté. Quelques compositions sont très abstraites, couvertes de taches de peinture rouge, jaune, bleue, verte et de griffonnages violents au fusain. Sergoua communique ainsi par l'image, sans la décrypter, et pourtant, il y a un équilibre entre le graphisme, les couleurs et les formes. Y a-t-il un sens ? “Je n'ai rien compris…” est l'un des titres — révélateur — d'une de ses toiles. Les signes présents dans les œuvres de K. Sergoua font penser à ceux des œuvres de Martinez, et, au-delà, au maître de cette lignée néoexpressionniste, Tàpies. Ils symbolisent un vécu, des réminiscences échappées de la tradition, des caractéristiques propres à une région, à une ethnie : des caractères typographiques voisinent avec des chiffres romains, des lettres de l'alphabet tifinagh ou berbère sont superposées à des taches de couleurs, à des ratures, à des griffonnages, à des talismans, et à des signes chamaniques. En un mot, K. Sergoua, n'avez-vous pas trempé vos pinceaux dans la culture algérienne tout entière ? Nora Sari