Les groupes armés islamistes ont assassiné 70 journalistes en Algérie entre 1993 et 1997. Exécution de fetwas assumées et revendiquées. Leurs soutiens médiatiques en France ont peut-être fait une victime à Paris en 2004. De façon indirecte, c'est la question posée à la 13e chambre du tribunal de Paris lors de deux audiences tenues les 17 et 24 janvier. Il s'agit, en fait, d'un procès pour diffamation intenté par le journaliste de la chaîne de télévision Canal +, Jean-Baptiste Rivoire, au directeur de l'hebdomadaire Marianne, Jean-François Kahn. Séparés par l'âge, les deux ont pour point commun de s'intéresser à l'Algérie. Jean-François Kahn y a fait ses premières classes de reporter pendant la guerre d'indépendance. Plus jeune, Jean-Baptiste Rivoire y a passé une partie de son enfance avant de s'y rendre en reportage en 1996. Première et dernière mission puisqu'il n'aura plus de visa, selon ses dires. L'un et l'autre continueront à suivre l'actualité dramatique du pays. Kahn en lui réservant une large place dans le magazine qu'il dirige et Rivoire en lui consacrant une série d'enquêtes qui le feront connaître auprès des téléspectateurs algériens. Là s'arrêtent les ressemblances. Si Marianne dénonce les turpitudes du pouvoir autant que la barbarie intégriste, les enquêtes de Rivoire mettent en cause systématiquement l'armée dans les affaires parmi les plus emblématiques du terrorisme : l'enlèvement d'agents consulaires français en octobre 2003, le détournement d'un avion d'Air France en décembre 2004, les attentats parisiens de l'été 95, l'assassinat de Matoub Lounès aen juin 1998. Et l'enlèvement des moines de Tibéhirine en mars 1996, suivi de leur exécution, par décapitation, deux mois plus tard. Le massacre, revendiqué par le GIA alors dirigé par Djamal Zitouni, avait été à l'origine d'une vive tension entre Alger et Paris. Un médiateur du GIA avait tenté de nouer des contacts avec l'ambassade de France à Alger pour négocier la libération des sept religieux. Cette affaire sera justement à l'origine du procès intenté à Kahn par Rivoire. Le 23 décembre 2002, le quotidien Libération, réputé pour défendre les thèses du FFS et n'ayant jamais accordé le moindre crédit à la revendication du GIA, revenait à la charge avec ce qu'il présentait comme une preuve imparable : le témoignage d'un officier algérien réfugié à Bangkok. Abdelkader Tigha soutenait que Djamal Zitouni n'était en fait qu'un agent des services de sécurité. Après leur enlèvement, disait-il, les moines avaient été conduits dans une caserne à Blida... Rivoire ira ensuite interroger Tigha qui lui servira la même thèse. Son enquête sera diffusée par Canal + le 11 décembre 2003. Quelques jours après, un journaliste français se rendait en Algérie pour enquêter sur l'affaire. Il s'agit de Didier Cantont, reporter-photographe, de l'agence Gamma qu'il avait quittée pour se convertir en stringer. Cantont n'était pas un “spécialiste” de l'Algérie. Lors de son enquête, il avait réussi à rencontrer le frère et l'épouse de Tigha. La première partie de son travail était publiée le 23 décembre 2003. La seconde, pour laquelle il était retourné début 2004 en Algérie, ne paraîtra jamais. Le journaliste se suicidait dans la nuit du 14 au 15 février 2004 en se défenestrant du 7e étage d'un immeuble à Paris. Le drame inspirait à Marianne un article court intitulé “Un étrange suicide”. Un papier accusateur Un certain lobby médiatique s'évertue à dédouaner les intégristes algériens de leurs crimes. Sa dernière campagne concerne l'assassinat des moines de Tibhirine (...) Il se trouve à Canal+ un journaliste, Jean-Baptiste Rivoire, qui depuis longtemps participe obsessionnellement à la campagne consistant à blanchir l'islamisme de ses forfaits. Les investigations de Cantont le dérangent. On fait circuler le bruit que “Cantont est un agent des services. Le 15 février, il saute du 7e étage”, écrivait Marianne. Il concluait par des propos de l'archevêque d'Alger : “Il y a parfois en France des simplifications criminelles sur ce qui se passe en Algérie”, disait Mgr Henri Tessier. Se sentant diffamé par l'article, Rivoire décidait donc de poursuivre en justice l'hebdomadaire qui suggérait un lien de cause à effet entre le suicide et les rumeurs colportées au sujet de Didier Contant. En la matière, Rivoire sera acculé par les témoignages. Prétendant n'être pas au courant des investigations menées par Didier Cantont, il reconnaîtra avoir contacté la direction du Figaro Magazine à la suite d'inquiétudes de Mme Tigha formulées auprès d'Amnesty International après son entrevue avec le reporter. Ce n'est pas l'avis de Joseph Macès-Caron, son interlocuteur au Figaro Magazine dont il a été le directeur adjoint de la rédaction de mars 2003 à juin 2005. “Ce n'était pas du tout interrogatif. Je l'ai trouvé inquisitorial”, assène Macès-Caron. “J'avais l'impression que quelque chose m'était tombée dessus. Il me demandait si l'on avait conscience des risques qu'on prenait en faisant confiance à une telle personne”, se souvient-il en se disant “franchement paniqué”. Si bien qu'il a passé le relais au directeur de la rédaction qui va “éconduire de manière violente” Didier Contant, selon sa compagne Rina Sherman, anthropologue, écrivain et cinéaste. “J'ai compris comment tu travailles. Il n'est pas question que l'on continue à travailler ensemble”, se serait ainsi entendu dire Didier Contant. “Jean-Baptiste Rivoire a commencé à appeler les rédactions (Figaro Magazine, Gamma, Capa, France 2) et à se répandre en invectives. J'ai compris qu'il n'y avait pas de scrupules chez ces gens”, accuse Rina Sherman qui, se trouvant aux Etats-Unis, était en contact téléphonique quotidien avec son compagnon. Elle affirme que Rivoire se renseignait sur les investigations de Contant. “J'ai l'intime conviction que si Didier n'est pas là, c'est qu'il a réussi à révéler la véritable identité d'Abdelkader Tigha”, conclut Mme Sherman qui prépare un livre sur cette affaire et a engagé des poursuites judiciaires contre Rivoire. Pendant ce temps, Didier Contant envoyait des e-mails à ses connaissances. “Je sais maintenant la violence des accusations dont je suis l'objet” ; “Je suis désemparé par la puissance de l'attaque contre moi” ; “Ce sont des taliban. Ils sont du genre à monter un dossier pour me descendre de manière hallucinante”, disaient ces messages dévoilés par la défense de Marianne. Journaliste, Serge Faubert était proche de Contant qui, à la fin d'un déjeuner commun, recevait un appel de Rivoire. “Je l'ai senti totalement déstabilisé par cet appel. Il était inquiet d'être grillé. En quelques heures, sa vie professionnelle était en train de basculer”, résume Faubert qui lui suggérait de rencontrer Rivoire. Le rendez-vous aura lieu à Canal + en présence de Paul Morrera, un responsable de la rédaction, en février. Il se passera mal. “Il en est ressorti avec l'impression d'avoir été dans un commissariat. Il était totalement bouleversé et dans un état d'agitation intense. C'est allé crescendo jusqu'à sa disparition”, selon Faubert. Cyril Drouet est un autre journaliste qui a côtoyé Contant durant des années. Longtemps conflictuels, les rapports entre eux ont fini par se teinter de sérénité. Si bien qu'ils déjeunent ensemble après le rendez-vous à Canal +. “Le rendez-vous ne s'était pas bien passé. Il était meurtri. Il pensait qu'il allait parler de journalisme, mais il a été accusé de travailler pour les services secrets. Ce n'était pas deux thèses journalistiques qui s'affrontaient. Il avait le sentiment d'être grillé partout...” L'article de Marianne avait été inspiré par ces faits. Jean-François Kahn soutient qu'il a été dicté par “raisons déontologiques” parce qu'il voulait provoquer un débat sur la situation en Algérie souvent présentée de façon manichéenne : les méchants militaires et les justiciers islamistes. De témoignages de poids Il a bénéficié des témoignages de Saïd Sadi qui a ironisé sur le désir de certains médias en France de “faire la révolution par procuration”. Omar Belhouchet, le directeur d'El Watan, a estimé que les enquêtes de Rivoire “traduisent une position dogmatique et ne sont pas le résultat d'une recherche”. Le journaliste Mohamed Sifaoui a soutenu avoir été victime des mêmes rumeurs de la part de Jean-Baptiste Rivoire. Au point d'avoir songé à… se suicider. Rivoire a bénéficié des témoignages de l'ex-officier Habib Souaïdia, auteur du livre La Sale Guerre qui accable l'armée et de son éditeur François Gèze. “Il ne s'agit en aucune façon d'exonérer les islamistes, mais de dénoncer les violations des droits de l'Homme d'où qu'elles viennent”. Nicole Chevillard, journaliste économique, a loué les qualités professionnelles de Rivoire. “Il fait un travail d'artiste”, a estimé Nacéra Dutour de l'association SOS Disparus. Son avocat a voulu disqualifier le témoignage de Mme Sherman en soutenant que “l'objectivité fait mauvais ménage avec l'émotion”. Il a demandé une “condamnation lourde” du prévenu. Le procureur a soutenu l'existence d'imputations “diffamatoires”. Pour la défense, Rivoire “fait du militantisme” et “n'a jamais de recul” dans ses enquêtes. Ce qui, selon elle, a ouvert la voie à “la critique légitime” de Marianne. Elle a demandé la relaxe. Le jugement sera rendu le 28 février. Y. K.