Ils sont timorés, prudents. A la limite, ils ont peur. Ils sont aussi épuisés, d'autant qu'un long chemin les attend. Certains d'entre eux finiront fermiers en Australie, d'autres, sans-papiers, à St-Denis. Les moins chanceux reprendront l'avion ou la route, refoulés. Expulsés des pays qui ont, hier, pompé leurs richesses. En attendant, ils campent à Maghnia, aux portes du Maroc et du rêve européen. Ils dorment dans des sacs-poubelle. Combien d'entre eux ont été emportés par les derniers orages ? On ne le saura pas. Ce que eux savent, c'est que leur survie passe par la route et l'incertain. Le cinéma El-Asfour est bien triste. Il avait une fière façade dans les années 70. Les terrasses andalouses d'antan ont disparu. le boulevard Colonel-Lotfi de Maghnia a été dépersonnalisé. il a été envahi par les fast-foods et les magasins de chaussures. Le dieu Nike en a délogé l'âme. A l'époque où le bourg avait inventé la notion de trabendo, Maghnia avait du charme. Elle dégageait des relents d'aventure, d'intrigue. le temps a fini par araser ce qui en saillait ; l'inconnu. la ville est désormais plate. Commune. El-Matmar, le mini-Bombay qui la domine, n'a pas changé. Le quartier était miséreux, il l'est resté. Plus bas, l'oued Georgi, qui était parsemé de sources d'eau pure, est devenu un dépotoir. Une insulte à la nature. Cette terre se réveillera un jour pour demander des comptes. Il faut vraiment être démoniaque pour parvenir à une telle performance dans la dégradation. Les routes sont défoncées. Les têtes aussi. Il y a un peu plus d'une dizaine d'années, j'avais atterri, par accident, dans un hôtel de passe à Johannesburg. J'avais pensé alors que je vivais des moments exceptionnels. Quelque chose que jamais je ne verrai dans mon pays. Il m'est arrivé la même chose à Maghnia. Il arrive la même chose partout dans le pays. Fellag disait, tristement, que l'Algérien, lorsqu'il arrivait au fond, creusait. Il a vu juste. On a creusé. Nous étions en voie de développement. Nous sommes définitivement sous-développés. la misère a pris un bail à long terme dans ce pays. Depuis que la frontière avec le Maroc est fermée ou presque, visa oblige, Maghnia est en panne. Paradoxalement, tout de même, cette ville, qui ne peut rien donner, est devenue le réceptacle des clandestins d'Afrique. Ils sont des centaines à y arriver par vagues, du plus profond et de tous les côtés du continent, et à s'agglutiner avec leurs ballots et leurs rêves dans les talwegs qui ceignent la cité. Leur nombre est inconnu. Il est trop fluctuant. C'est presque des gens du voyage. Ils sont en voyage. Leur seul objectif, c'est l'Europe ! Le bout du sentier, c'est le travail. Des dividendes pour nourrir la famille restée au pays. Djorf El-Kheïma est un lieudit, un accident de terrain qu'embrassent des vergers, principalement des orangeraies. Ici, c'est le territoire des Ghanéens. Les plus discrets de cette communauté hétéroclite et polynationale disséminée tout au long de la frontière. James sait quelques mots d'arabe, quelques versets du Coran et quelques hadiths, mais comme sa poignée de compatriotes, il s'adresse à nous en anglais. Il veut vérifier nos cartes professionnelles. Il nous reçoit autour d'un feu de bois sur lequel est posée une marmite qui recèle la pitance du soir : quelques pommes de terre à l'eau offertes par les fellahs riverains. James refuse catégoriquement de nous laisser accéder au camp de fortune qu'il partage avec ses compatriotes. C'est au bas d'un arbre, où il a convoqué ses amis, qu'il “nous reçoit”. Il a l'air d'être un chef. “Normal, dit-il, je suis le plus ancien, je suis là depuis deux mois et j'ai déjà fait à plusieurs reprises le voyage au Maroc. Je connais bien les chemins qui y mènent et je reviens pour donner un coup de main aux nouveaux arrivants.” James n'est pas une assistante sociale, c'est un émigrant en puissance, quelqu'un qui arrivera sans doute à son objectif final, vivre en Europe, mais c'est aussi quelqu'un qui se sent investi d'une mission : assister les siens. Les moins avertis. Au pays, à Accra, il était ingénieur électronicien, il était spécialiste en télévision. Ca ne le nourrissait pas. Il était au chômage. Le voyage qu'il a entrepris est pour lui vital. “Là-bas, c'était la mort assurée, le néant. Aucun avenir. Je suis sur la route aujourd'hui. Je prends des risques, tous les risques, mais au moins, j'ai l'espoir d'arriver peut-être à m'en sortir.” Pour arriver à Maghnia, les Ghanéens ont parcouru des milliers de kilomètres. Ils ont transité par le Niger. Ils ont pris toutes sortes de moyens de transport. Ils ont connu la faim et la soif. Parfois, des brimades et des agressions. “En Libye, disent-ils, ça s'est plutôt bien passé. On a pu travailler et thésauriser un peu d'argent. Il fallait cependant qu'on parte. Notre but étant l'Espagne, et donc l'Europe, il fallait qu'on se rapproche de la frontière algéro-marocaine.” Comment ont-ils fait pour parvenir à Maghnia ? “Ils utilisent tous les moyens, nous explique Djamel Kadi, le secrétaire général de la wilaya de Tlemcen. Nous n'avons aucune possibilité de les empêcher d'arriver ici. Pour nous, ce sont des touristes qui sont en règle, qui ont de l'argent et qui se promènent sur un territoire où ils sont rentrés légalement. De quel droit leur interdirions-nous la possibilité de circuler dans une République démocratique ?” Les Ghanéens sont très bien acceptés par la population de Maghnia. Les fermiers des alentours, qui ont besoin de bras, les utilisent souvent pour de menus travaux champêtres. “Ils sont très bons et très efficaces, nous dit Messaoud, un fermier. Ils ne rechignent pas au travail et, surtout, ils sont très moraux. Jamais ils n'oserait cueillir une orange si on ne les y autorise pas.” Cette main-d'œuvre salutaire mais très mouvementé est, bien entendu, très mal payée. Elle n'en demande pas tant. Aujourd'hui, les Ghanéens disent qu'ils ne sont qu'une dizaine. Ils attendront d'être une quarantaine pour tenter le grand voyage. Au Maroc, certains arriveront à passer à travers les mailles des filets policiers. La majorité se fera attraper, dépouiller et refouler. Elle reviendra à la case départ. Cette population mariée à la désolation et au dénuement est ainsi ballottée à longueur d'année entre deux frontières, entre un quotidien exécrable et un inaccessible songe. “Au Maroc, confirme John, lorsqu'on nous arrête on subit des traitements inhumains. Lorsqu'on échappe à la police, on a toutes les chances de tomber entre les mains des bandits qui usent des mêmes méthodes. Ils nous enlèvent jusqu'à nos vêtements !” Ca se passe nettement mieux en Algérie où les dépassements sont rares, selon le propre dire de ces réfugiés qui signalent tout de même quelques cas d'agressions policières. “Le plus grave, disent-ils, c'est que les hôpitaux refusent nos malades. Nous sommes obligés de nous rabattre sur les cliniques privées.” Affirmation catégoriquement réfutée par le SG de la wilaya : “Tu vois un hôpital, un médecin algérien, refuser un malade démuni ?” Ce phénomène de transit de Subsahariens vers l'Europe a vu le jour il y a quatre à cinq ans à Maghnia. Depuis, la wilaya tente, cycliquement, d'organiser des opérations de reconduite à la frontière. En vain. A chaque fois qu'on nettoie, ça recommence. Le monde des pauvres tape à la porte de celui des riches. L'Europe a trop pris à l'Afrique pour échapper à ses rejetons. Ils reviendront toujours. L'Algérie est condamnée à être une éternelle escale vers la sinécure. Derrière une haie d'olivier, un champs boueux qu'on traverse difficilement avant d'emprunter un interminable sentier gorgé d'eau. Subitement, on se retrouve face à l'innommable. Un peuple tout entier est là dans des cahutes bricolées avec des sacs-poubelle. Un groupe d'hommes est affairé à assister au spectacle du déplumage de deux poulets. Ici, c'est la cuisine collective. Aujourd'hui, donc, il y a de la viande blanche au menu. Un miracle. D'habitude, les gens se nourrissent de riz, de patate ou de farine. Omar, un Algérien qui vit au contact du camp, commente : “Souvent, ils mélangent des féculents à de l'eau et du sel et ils le mangent tel quel, en pâte, sans cuisson. Ils ne savent pas faire le pain.” Le camp est parsemé d'ordures. ça va de la boîte de sardine au pot de yaourt, en passant par un bric-à-brac d'objets sans contours, sans nom. Des guenilles sèchent sur les arbres. Des colonnes de fumée s'élèvent de tous les côtés. On se réchauffe. Il fait froid. A l'écart des groupes, une femme avec un bébé sur les genoux médite. Elle est en voyage. Elle est sur une galère sans gouvernail. Que deviendra son fils demain ? Ce camp qui regroupe les Africains de l'Ouest, Maliens, Ivoiriens, Burkinabés, Sénégalais..., surplombe un autre plus hard, occupé par des Nigérians. La prudence est de mise. On nous interdit de prendre des photos, mais Sékouré, un comptable de Bamako, qui s'érige en porte-parole, accepte de parler. “Vous êtes combien ?” Impossible de savoir, 200, peut-être 400. “Nous ne sommes jamais moins de 50”, nous dit ce monsieur, impeccablement habillé, qui parle comme un ministre. Nous sommes des gens de passage. On reste rarement plus d'un mois ici. Parfois, on vient nous embarquer ou nous brûler nos huttes. Il faudrait que l'on sache que si nous sommes ici, c'est parce que nous n'avons pas d'autres solutions. D'autres choix.” A Maghnia, les anciens colonisés cultivent l'espoir. Ils passent leur temps à éviter les coups et à attendre le miraculeux mandat du cousin de là-bas. En ville, il y a la Western Union, dès qu'elle daigne lâcher quelques billets, une aventure commence. Un futur s'esquisse. Sékouré fait de la philo : “Sans problème, il n'y a pas de solution. Le bonheur éternel n'existe pas. Mon voyage a, pour seul but, la résolution de mon problème : comment vivre et faire vivre les miens ? Ce qui m'attend, je ne le connais pas, mais je sais que je dois aller à sa rencontre.” Ce provisoire qui va durer et qui concerne des centaines d'humains se tapit sous un tamis. Un tamis à travers lequel nos organisations caritatives ne veulent pas encore tenter un coup. A commencer par le Croissant-Rouge. Aux portes du pays, des hommes souffrent. Des enfants naissent. Une humanité se bat pour la survie. C'est une bataille qui mérite sûrement une place dans nos cœurs meurtris. M. O.