Moitié gourbi, moitié palace, El Bahia ressemble finalement à ces grandes toiles de maître volontairement surchargées par les pinceaux maladroits d'une armée de contrefacteurs urbains. À l'origine, trois trous. Trois immenses trous au quartier des Lauriers roses aussi profonds que les abysses de Mariannes. Avec les dernières pluies qu'ils avaient retenues, ils auraient pu créer un écosystème avec, en prime, une petite frange de récif corallien... N'était l'arrivée inopinée des trois ouvriers qui les avaient creusés, qui les avaient oubliés et qui se sont retrouvés, les quatre fers en l'air, au fond... de leur propre crevasse. Le comble pour des terrassiers qui avaient omis... de combler leurs lacunes. Cocasse, peut-être, mais triste à en mourir, lorsqu'on se noie dans la bêtise. D'ailleurs, les riverains n'ont pas attendu les scaphandres municipaux pour se mouiller et repêcher les malheureux plongeurs. Des cordes de secours à la colère populaire, du fil de la maladresse à l'aiguille de la protesta, le pas était vite franchi autant que possible en évitant une quatrième crevasse. Pneus crevés, insultes contre l'entrepreneur censé revoir les canalisations et dont les travaux ont fait du périmètre un bourbier invivable, impraticable, truffé de flaques. Bref, le quartier a failli prendre feu. C'est cela Oran.Des amateurs avec pignon sur rue et des tricheurs inscrits au registre du commerce et en face, des râleurs qui refusent mordicus qu'on leur scotche la bouche. Pour crier, entre autres, leur ras-le-bol contre l'impunité des chauffards qui fauchent régulièrement rue Adda-Ben-Aouda piétons et piétaille sans état d'âme. Et comme toujours en pareils cas, les gestionnaires n'auront qu'une seule parade, la plus facile : élever des ralentisseurs le long de l'immense avenue. Pas très pratique pour rouler mais ils calment au moins toute velléité d'émeutes mais pas la fronde des taxieurs malheureusement. Eux refusent, dans leur majorité, de desservir le boulevard. Pour ne pas malmener leurs amortisseurs et torturer leur boîte à vitesse, contre des clopinettes. Et c'est vrai qu'elles en prennent plein les câbles les pauvres pièces. Mais soyons justes. C'est tout le bitume d'Oran qui reste à consolider. Cela fait des années que les chaussées s'effritent. Cela fait des années que l'asphalte fait des trous. Cela fait des années que le bitume se lézarde. Cela fait des années que nos rues sont une succession de nids-de-poule, de dos d'âne et de bosses de chameau. Circuler est devenu un calvaire. 80% du réseau urbain ne sont carrossables que pour les camions-citernes, les tracteurs et les moissonneuses-batteuses au cas où il viendrait à l'esprit des fellahs qui habitent la ville de faire pousser du blé. Pour l'instant, ce sont les troglodytes des planteurs qui doivent pousser un ouf de soulagement avec la prochaine remise en fonction du téléphérique. Le deuxième, s'il vous plaît. Le premier ayant cramé sous les bombes incendiaires des terros. Il faut vous dire qu'il y en avait à l'époque.C'est encore cela Oran. La tête dans les nuages mais les pieds bien enfoncés dans la gadoue. D'ailleurs, elle ne gêne plus personne cette gadoue aujourd'hui. Elle fait même partie des meubles, du paysage. Elle fait même partie intégrante de l'environnement d'une ville mal dans sa peau, capable de passer d'un extrême à l'autre sans transition. Sans prévenir. Par pulsions. Moitié gourbi moitié palace. Oran ressemble finalement à ces grandes toiles de maître volontairement surchargées par les pinceaux maladroits d'une armée de contrefacteurs urbains et qui explique pourquoi ce tableau peut être perçu à travers n'importe quel angle comme un Rubens, un Toulouse-Lautrec et un Picasso à la fois. Le vieux bâti vieillit de plus et a fini dans certains quartiers par avoir plus de rides que de pierres. Ces pustules d'un autre âge ont gangrené toute la ville basse, le port, la marine, Sidi El Houari et El Hamra. Ici et sur les quais, près de la jetée, on pêche comme on peut. À coups de “zambreto” ou de filets, l'essentiel est dans le “gosto” pour tous les vieux marsouins qui tiennent encore bon sur le pont de leur bateau ivre. Meubles minables, hôtels interlopes, garnis ambigus, hôtels cinq étoiles, Oran est partout à l'aise aussi bien sur la terrasse du Sheraton que sur le plancher des vaches, près des cafards de n'importe quel “haouch” en voie de pourrissement normal. À une cité hybride ne peut correspondre qu'un peuple cosmopolite. Dans cet immense creuset où viennent s'organiser tous les ersatz de l'Ouest, on vend, on achète et on brasse des milliards par jour à M'dina El Djedida, cabas de Turquie ou couffin de “Trig El Ouabda”, peu importe, l'argent doit circuler comme le sang dans les veines. Sans ça, le capital étouffe. Tout se négocie. Le “trade” est une tradition héritée du derb juif. Le business c'est le business. Tope là “sahbi”, marché conclu. Après… Eh bien après, il faut attendre la prochaine cargaison car l'argent appelle l'argent et l'argent, encore une fois, doit circuler. Il n'y a rien à voir. Il n'y a pas photo. Faites vos jeux, ramassez vos gains et laissez Ouahran tourner comme une boule de loto, comme une pouliche de manège, comme la roue de la fortune… Approchez messieurs, approchez et misez. On tourne. Mustapha Mohammedi