Instituteur formé à l'école normale de Bouzaréah dans les années 1890, Amar Ben Saïd Boulifa, devenu par la suite linguiste, sociologue et historien, s'insurge contre les conclusions intentionnées du général anthropologue Hanoteau faites sur la société kabyle à travers son ouvrage d'analyse poétique intitulé : Les chants populaires du Djurdjura. Pour rappel, le général faisait partie de la vaste conquête de la région engagée par les forces d'occupation françaises à partir de 1857. Le couplage de la mission militaire avec celle d'une science sociale, l'anthropologie, a de tout temps été une stratégie des colonisateurs. En occupant l'Egypte, Napoléon a chargé dans ses navires, comme premier instrument efficace de sa stratégie, une imprimerie de langue arabe pour mieux maîtriser le pays. Boulifa, un des tout premiers intellectuels algériens formés à l'école française, était resté profondément enraciné dans son humus culturel originel. C'est en cela qu'il apportera la contradiction sur le statut et le rôle de la femme dans la région, présentée alors par le général anthropologue tantôt comme “un bien meuble”, tantôt comme “une marchandise”. La riposte s'est faite non sans une hauteur de vue et un respect intellectuel d'usage. C'est à travers son ouvrage Recueil de poésies kabyles, paru en 1904, que Boulifa oppose à l'anthropologue français une étude contraire qui traite de la réalité de la “psychologie de l'amour kabyle”. Le choix porté par Boulifa d'agir, lui aussi, sur des poèmes pour étayer son argumentaire tient de ce que dit-il : “L'esprit, l'état intellectuel et moral d'un peuple, le degré de civilisation qu'il atteint se reflètent toujours dans sa littérature.” L'ouvrage de Boulifa est ainsi un contre-miroir lancé à la face de celui de Hanoteau. D'entrée de jeu, Boulifa nous signale la déstructuration des poèmes ainsi rapportés par le général du point de vue de leur architecture poétique. “Les règles principales de la prosodie, dit-il, sont méconnues, la césure et la mesure sont pauvres et la rime négligée… La plupart de tous ceux qui composent l'ouvrage de M. Hanoteau n'ont de la poésie que la forme.” Mais c'est surtout sur le fond de l'analyse faite par le général sur la femme dans la société kabyle que Boulifa s'intéressera. Pour lui : “L'étude de la femme est plus complexe qu'on ne le croit ; il y a là une question si délicate et si difficile à pénétrer qu'elle échappe ; presque, à l'examen de tout étranger.” Boulifa ne comprend pas pourquoi le général Hanoteau n'a aucunement mentionné l'existence de l'héroïne Fadma n'Soummeur qui a levé une armée contre l'occupation française de la Kabylie. Etait-il complexé de s'être vu combattu par une femme pour ensuite s'en prendre à la femme kabyle en général en guise de revanche ? Tout porte à le croire. L'ouvrage de Boulifa est à considérer comme une autre forme d'expression de la résistance et de la lutte anticoloniale à un temps donné de l'histoire. A. A.