A un jet de pierre de Merouana, au pied des cèdres du parc national de Bellezma, un village aux allures de bidonville qui eut le privilège d'accéder au statut de commune. Là, au cœur d'une oliveraie, une piscine aux dimensions olympiques. Vidée de son eau. Morte depuis vingt ans. A son image, la terre des Aurès s'est desséchée et avec elle le cœur des Hommes. Elle est là à biner un petit carré d'oignons nouveaux, 97 têtes exactement. Mahnia a le genou planté dans la terre glaise. On hésite à la déranger et lorsqu'on s'y résout, elle se révèle, étonnamment, d'un abord aisé. Son visage fripé s'illumine. Sa petite fille est émerveillée par notre curieuse intrusion et le manège du photographe. Il faut dire qu'elle n'a pas dû voir un seul étranger depuis qu'elle est née. Qui oserait s'aventurer dans ce chancre urbain qui fait face au village de Tkout et qu'on atteint après avoir traversé un oued demeuré désespérément assoiffé malgré toutes les neiges tombées ces derniers jours. Ich Aziza, la montagne qui domine le bourg, est tout blanc, pourtant il n'a pas libéré un seul ru, le moindre filet d'eau pour faire frémir l'œil du visiteur. Mahnia est vieille, très vieille. Sa case en toub et en ruine est incrustée au cœur de ce qu'on appelle ici, la cité des Moudjahidine. Souvenons-nous que la première balle de la Guerre de libération est partie d'ici, dans l'Aurès profond... Un territoire livré aujourd'hui à une nature assassine. Dix ans de sécheresse déjà ! Cette terre, autrefois nourricière, est aujourd'hui pelée, stérile. La cité des Moudjahidine est, en fait, une assiette de terrain accidenté sur laquelle ont poussé des maisons difformes, toujours inachevées d'où jaillit encore et encore ce maudit fer à béton qui a transformé l'Algérie tout entière en un immense et indéfini bidonville. Mahnia nous convie à visiter l'intérieur de sa cahute, elle nous invite à respirer le vide. A palper l'humide, le péril permanent. Il est 12h30. Nulle marmite sur le feu... Que mangera donc Mahnia, une fois rentrée de son jardin de poupée ? “Rien ! J'ai une fille qui habite un peu plus loin. Elle m'envoie souvent une petite assiette. Sinon, je vis grâce à la générosité des voisins”. La vieille dame n'a aucun revenu. Zéro centime par mois ! Pas une pension, pas une marmite, pas un vêtement, pas une couverture ! Elle vit noyée dans ses guenilles, la rigueur des hivers chaouis et des étés incendiaires. Plus tard, lorsque ses 97 oignons auront mûri, elle pourra faire longtemps faire pleurer ses yeux... Tkout est à 100 km de Batna, la capitale des Aurès. Il fut un temps où la bourgade dormait au cœur de vergers opulents. Les arbres qui ont échappé à la mort sont désormais malades. Ce berceau de l'histoire de l'Algérie — c'était la patrie de la Kahina entre autres — a mal négocié le présent. “Cette région a totalement été abandonnée par l'Etat”, explique Salim, de l'association culturelle Assirem, le pouvoir n'est ici représenté que par la gendarmerie et la daïra. Rien mais vraiment rien d'autre ! A quelques kilomètres d'ici, les gens meurent de froid. La dernière victime est une femme qui est passée, il y a une vingtaine de jours. Nous n'avons ici qu'un minuscule centre de santé qui peut à peine dispenser des soins infirmiers. Il n'y a pas de maternité, pas d'ambulance, pas de pompiers. Imaginez la situation lorsqu'une urgence se présente. “Il n'y a pas un seul hôpital à 100 km à la ronde !”. En dehors des périodes de fête ou des fins de semaines, cette commune de 14 000 habitants rentre dans un coma profond. C'est tout juste si on peut y croiser quelques vieux au café du village. Un café étonnant, d'ailleurs, où le patron par solidarité avec “ses” pauvres, pratique les plus bas prix du pays. Cinq dinars le café, 10 dinars le soda ! Inouï, dans le bazar mercantile qu'est devenue l'Algérie. Les enfants de Tkout n'y vivent pas. Dès l'âge de 14 ans, ils cherchent à s'en “évader”, ils s'exilent pour aller gagner leur pitance ailleurs. C'est ainsi qu'ils ont fini, au fil des ans, par raser les huttes où ils sont nés et à les remplacer par des maisons en dur, sans identité mais tout de même habitables, protectrices. Salim a été mécanicien-auto. Depuis quelque temps il s'est reconverti dans la taille de la pierre. Il explique : “Tous les tailleurs de pierre du territoire national sont originaires de Tkout. On ramène la pierre brute des carrières de Kabylie et on l'achemine vers tous les chantiers du pays. Dans le milieu du bâtiment, tout le monde sait où se trouvent les tailleurs, des gens qui ont hérité le métier des ancêtres. C'est par dizaines que les jeunes d'ici s'en vont travailler, sculpter la roche. Nous sommes une corporation unique”. Presque une confrérie. Mais Tkout, c'est aussi la bijouterie. L'or y est travaillé dans des ateliers clandestins avant d'atterrir sur les étals de toutes les bijouteries du pays. Ce son-là les deux seules activités qui génèrent des rémunérations aux familles. “Parler d'agriculture dans cet environnement calciné, serait un non-sens, explique Salim. Combien d'efforts et d'argent faudrait-il donner à cette terre pour qu'elle te rende un légume ou une poignée de blé ?” Les vieux en nostalgiques rationnels nous diront plus simplement : “Les jeunes d'aujourd'hui préfèrent les villes et l'argent facile. Le travail de la terre, qui n'est jamais ingrat en réalité, demande énormément de sacrifices qu'ils ne sont pas prêts à consentir.” Qui a donc le temps, aujourd'hui, de méditer ces sages sentences ? Sûrement pas les adeptes du gourou Reebok ! L'association Assirem (l'espoir) devait d'abord s'appeler Numidia. Cette dénomination a été rejetée par l'administration qui n'a pas retrouvé ce nom dans ses grimoires... Elle existe dans les fait depuis 1979, mais elle n'a été agréée qu'il y a deux ans. Il est entendu évidemment qu'elle ne bénéficie d'aucune subvention et qu'elle est domiciliée dans un local loué grâce aux cotisations de ses adhérents. Assirem et son pendant, l'association Tamusni (la connaissance) de l'université de Batna dont Azzedine Achoura est le même président, s'inscrivent résolument dans le combat pour la reconnaissance et la promotion de la culture amazigh. Elles se sont, par ailleurs et dès les premières heures, rangées du côté du mouvement citoyen. Tkout est d'ailleurs membre à part entière de la Coordination interwilayas des archs. Le père de Salim, dont la peau est attaquée par un cancer, reliquat, nous a-t-on dit, des gaz déversés par la France sur les Aurès, veut placer son mot, un seul : “Dans ce pays, il ne nous manque rien à l'exception de la prière de l'absent (El-Djanazza)”. Ce vieux n'attend plus rien des gouvernants. “A Tkout, ça doit être pareil ailleurs, quand un enfant scolarisé tombe et se blesse dans la cour de récréation, l'administration le refile au père. L'assurance ne joue pas”. Le pays craquelle de partout, plus personne ne se sent investi d'une quelconque responsabilité. Un citoyen pas spécialement instruit du futur du monde : “Tout le monde fait de la politique, du commentaire, personne, plus personne ne regarde autour de lui. Ne s'occupe du concret. De la vie des gens”. Tkout est un cul-de-sac qu'on rejoint après avoir traversé Arris. Pour tenter de la désenclaver on a inscrit une route qui devait la relier à Khenchela au programme de développement de la wilaya. C'était il y a bien longtemps. Dès que les travaux de terrassement ont commencé, une bande de terroristes est venue incendier un bulldozer. Depuis, les travaux ont été remisés au placard. Tkout, l'amazigh a toujours été abhorée par le pouvoir central. Elle est restée longtemps isolée du reste du département. “N'eut été l'intervention de l'influent Chaâbani El-Ouardi, elle n'aurait jamais eu de transport public”, insiste Azzedine Achoura, le président des associations Assirem et Tamusni. Dans les J7 des transporteurs, Matoub est un invité permanent. “Ici les gens font la part des choses, nous explique-t-on. Katchou, Belbèche, les frères Hellal ou Hassène Dadi, chanteurs de leur état sont considérés comme des traîtres. Parce qu'ils ne chantent qu'en arabe. Exclusivement. Les Chaouis écoutent Amirouche, Mihoub, Sabri, Dehiya ou Macunda. Ils sont confrontés régulièrement aux entraves, notamment avec les éditeurs, mais quelle authenticité !”. Tkout est une cité laïque. On y vit son amazighité de manière tout à fait “naturelle”. On fait de même avec la religion. Pas question de sentir l'alcool ou de blasphémer en ces contrées... A Tkout, tout le monde se connaît. C'est pour cela que jamais un terroriste n'y a mis les pieds. C'est pour cela aussi que les conflits interpersonnels ne se règlent jamais devant les tribunaux qui en sont réduits à traiter des affaires civiles exclusivement. Ici, “notion de arch est une réalité palpable”. Tout est dit, Tkout est un bastion de la démocratie lové dans un écrin qui perd ses coutures. L'Algérie ne possède plus de ville, elle est parsemée de groupements de bâtisses inqualifiables, sans personnalité. Des dortoirs en peau de parpaing. Du hideux. Rideau ! On est à Arris. Ben Boulaïd s'arracherait les cheveux s'il pouvait voir la d'lala (bazar) qu'on a fait de son hameau devenu erzatz de ville. Fast-food, taxiphone, fripes... Voilà la colonne vertébrale des villes chaouies. De l'Algérie tout entière. Surplombant la chose, chape par dessus les clameurs des transporteurs, un quartier anémique où la faim et la misère ont leurs suites. On demande à voir, voilà la réponse qu'on nous fait : “Les Chaouis ne sont pas des mendiants. On ne donnera rien à voir, quitte à crever de faim”. Nous n'étions pourtant pas inquisitoires... Batna : 8° le matin. Dur pour les doigts et les jambes. Dur surtout pour la vieille Zohra Berezga. Elle raconte : “Je suis divorcée depuis l'âge de 43 ans. Je dois avoir entre 60 et 62 ans. J'étais une servante de hammam et occasionnellement femme de ménage. Je vis seule dans une petite maison que j'ai réussi à acheter avec mes économies, après avoir longtemps travaillé dans un bidonville. J'ai vendu le peu d'or que j'avais. Comme je n'ai ni pension ni retraite, je suis obligée de continue à travailler”. Travail ! Voici un bien grand mot dans la bouche de Zohra. Par un froid à vous givrer le plus chaud des cœurs, elle est assise sur un bout de chiffon, à deux pas de la gare routière. Emmitouflée dans des tissus qui sentent l'ancêtre et le dénuement, elle propose aux passants quelques épingles à nourrices, deux brosses à cheveux, quelques flacons de khôl, des aiguilles, des bobines de fils… Un fatras de petits riens qui lui rapporteront après 6 heures de congélation 50 à 60 DA. Que peut-on acheter avec 60 DA dans cet immense souk qu'est devenue Batna aujourd'hui ? C'est le 13 février 1844, que des militaires, envoyés de Constantine pour faciliter le ravitaillement de la colonne du Sahara commandée par le duc d'Aumale, s'établissent au nord de l'actuel Batna. Au 1er octobre 1847, la ville compte 16 maisons construites, 4 boulangeries, 2 boucheries, 10 puits, un moulin. Au 31 décembre 1847, cette ville qu'on appelait alors la Nouvelle Lambèse comptait 511 habitants. En 1860, Batna avec ses 1 947 Français, 647 juifs, 273 étrangers naturalisés, 384 étrangers et 2 739 “indigènes”, devient une commune de plein exercice. Aujourd'hui, la ville est devenue le chef-lieu d'une wilaya qui compte un peu plus d'un million d'habitants. La cité elle-même est habitée par quelque 350 000 âmes. Et autant de tonnes de… détritus ! Batna, il y a un siècle et demi était une ville ocre, à l'architecture harmonieuse. Elle avait des courbes en mesure d'éveiller les sens les plus endormis. Elle n'est plus qu'angles torturés et couleurs délirantes. Inattendus. Et puis il y a tous ces garages qu'on n'arrive plus à louer. Encore moins à vendre. Le cœur de Batna est un énorme marché informel. Tout s'étale sur la chaussée. Les trottoirs sont quasiment impraticables. La Chine, dieu de la contrefaçon, mourrait de jalousie devant ces échoppes qui vendent le mensonge à la criée. Des constituants de la personnalité de la ville, il ne reste plus que la tête de mouton rôtie — encore bonne malgré la disparition de la braise — et la doubara, cette soupe de pois-chiche agrémentée de dés de tomates, oignon vert, piment, fèves et huile d'olive, au demeurant excellente. Le sceau de la région. Un oued, où on a dû pêcher au temps où l'Algérie était fréquentée par les échassiers, se donne en spectacle, intestin grêle crevé. Puant. Une armée de nettoyeurs ne le débarrasseraient pas des quintaux de plastique et de papiers gras que ses glauques eaux charrient. Tout ce ballet se joue au centre-ville, sous les yeux de l'autorité. Aâmi Moussa est un lieutenant-colonel en retraite. Il se met en colère : “De quelle autorité parlez-vous. Vous les journalistes, vous êtes des trouillards. Vous travaillez pour Bouteflika et Benflis. Allez à Chaâba ou Condorcet, vous verrez le peuple dans le noir se chauffer au coke acheté à 200 DA le kg ! Là, sur les mamelons dominant la ville vous trouverez des Algériens qui ne savent pas encore que le pays est indépendant.” Il a le beau rôle, notre colonel, désormais retraité et donc retiré des affaires… Eulmi Youcef est entrepreneur. Il regrette le départ de Djebbari, un wali “qui voulait faire des choses” et qui a été chassé par les intégristes. Youcef impute l'appauvrissement des populations chaouies à l'Etat seul. “La sécheresse ne peut pas servir de prétexte pour camoufler son ineptie. Dans l'Aurès, où tu fais du trabendo où tu n'es rien”. Prenez l'emploi-jeune, il n'a profité qu'aux vieux ici. Les jeunes Aurésiens sont tous exilés. A l'exception des trabendistes, les gens qui vivent dans les Aurès n'ont même pas de quoi s'assurer le pain et le lait. Sur le chemin de Condorcet, la boue. Sur tous les chemins qui mènent aux villages des Aurès, la boue et la neige. La misère blanche. Vers Erhiouet (les moulins), on tombe enfin sur un ruisseau à l'eau pure. Dans le temps, son parcours était parsemé de moulins et de charmants petits douars. Ici on était céréaliers ou cultivateurs de noix. Eleveurs aussi. Les maisons se sont écroulées, les moulins ont disparu. La déliquescence fort visible dans les villes a aussi atteint les campagnes. Incongru ! Au beau milieu d'un troupeau de moutons qui s'apprête à rendre l'âme le jour de l'Aïd, un jeune en kachabia surgit et gifle : “J'ai fait trois ans de journalisme à Alger. J'ai abandonné pour devenir cafetier à Ouargla et berger à temps perdu ici. A Alger, je n'avais pas de chambre à la cité universitaire et ça me revenait trop cher d'y vivre.” Allez donc comprendre la folie qui s'est emparée de ce pays ! Sur le trottoir, une vieille rit lorsqu'on lui demande son âge : “Comment voulez-vous que je sache ! Je suis divorcée depuis presque quarante ans. Je vis dans la cuisine de ma sœur. Je gagne entre 5 et 10 Da par jour.” Nous comptabilisons son chiffre d'affaires : 6 bâtons de swak (plante qui fortifie les gencives) 4 sachets de louben (une risine de pin qu'on utilise comme chewin-gum et 6 flacons de khôl… le tout fait 280 DA, toute sa fortune ! On comprend, enfin, pourquoi Lembarek Djaballah, un chauffeur de taxi nous disait que les frais de mission quotidiens d'un cadre pouvaient nourrir 100 familles pendant un jour. Batna gèle. Tout est blanc dessus. Tout est noir dedans. Les vitrines d'Alger ne sont que chimères. Les grands discours n'y feront rien. Le vrai peuple, celui qui vote malgré tout, a irrémédiablement faim. M. O.