Le ramadhan battait son plein. Un froid glacial régnait aux heures matinales en ce mois de novembre 2002 à Tizi Ouzou. Un vieux, des vieux, des vieilles, une vieille, canne à la main, visage émacié, pieds rugueux, sans chaussettes dans des chaussures en caoutchouc usées et pleines de boue ; une adolescente, pauvrement vêtue elle aussi, lui tenait la main. “Akhir ammi ! Deg lânayak anida ? Bonjour mon fils ! STP, où est-ce qu'on délivre les extraits communaux ? Par où l'entrée à cette structure ? à quelle heure l'ouverture de ses portes ? Où est-ce qu'on donne des jetons ? Telles sont les fréquentes questions qu'on s'entend poser, ou se posent, aux alentours du nouveau siège flambant neuf, de la direction des moudjahidine de Tizi Ouzou, sis à quelques dizaines de mètres de celui de la wilaya, les innombrables ayants droit de la Révolution de Novembre (pères, mères, veuves et filles de chahid, moudjahidine, ou leurs proches parents munis de procurations). A la veille du dernier trimestre de l'année 2002, le ministère des Moudjahidine a émis, à travers les directions de wilaya, des notes affichées au niveau des centres payeurs et bureaux de poste dans lesquelles il est exigé de tous les pensionnés (moudjahidine et ayants droit de chahid), avant de pouvoir percevoir leurs pensions, de produire des documents justificatifs (extrait communal de reconnaissance de membre de l'ALN ou de l'OCFLN, procuration notariée, certificat de vie, attestation de non-activité salariale, attestation de non-soumission à impôts, extrait de rôle). Comme le paiement de la 4e et dernière échéance de l'année (15 novembre) intervenait cette année en plein ramadhan, mois réputé pour ses fièvres en besoins alimentaires et en commerce tous azimuts, la direction des moudjahidine de Tizi Ouzou s'est retrouvée assaillie, depuis plus d'un mois, par un flux inextricable de ces pensionnés à la quête dudit document (extrait communal) sans lequel la pension ne peut être perçue. L'immense foule des ayants droit ou de leurs “mandants”, agglutinés autour de l'édifice, tentent de remettre leurs papiers (carte d'identité, procurations, livret de famille...) aux jeunes préposés à la réception, à travers les barreaux de la clôture métallique entourant le joyau siège (une bâtisse de plusieurs étages). Visiblement dépassés, certains de ces jeunes surveillants, chargés d'informer et d'orienter verbalement les intéressés à travers les “interstices” de la clôture métallique, dont les portes d'accès étaient presque constamment fermées, ne savent plus s'il faut saisir les papiers tendus par la multitude de mains désespérées ou répondre à un capharnaüm de questions de ces mêmes personnes épuisées. Lassés de seriner les mêmes réponses, certains de ces préposés se mettent carrément hors de portée des sollicitudes de ces vieilles personnes, gagnées par une extrême amertume, d'autant qu'aucune note d'information n'est à portée de vue à l'extérieur. Certaines de ces personnes venant de régions hors de la wilaya de Tizi Ouzou retournent carrément bredouilles car ne savant pas, au préalable, quelle était la journée réservée à la daïra où ils sont originaires, ou s'étant présentées “en retard” pour prétendre à la remise d'un jeton, pour lequel la chaîne se forme déjà très tôt le matin. Souvent à la vue du préposé à la remise des jetons, après les 9 h passées (horaire de ramadhan oblige), la queue se transforme en une ruée déchaînée, provoquée notamment par des tentatives de passe-droits fréquentes et inévitables. Une astuce “salvatrice” est trouvée plus tard : le premier lettré arrivant le matin doit noter les noms et prénoms numérotés des personnes arrivant au fur et à mesure. La liste sera remise ensuite aux agents de la direction des moudjahidine qui les font entrer successivement à l'intérieur de l'édifice par groupes de 50 éléments. Des humiliations des plus exécrables ont été constatées à plusieurs reprises. Samedi 23 novembre, une masse compacte de ces citoyens allait reprendre ses pièces d'identité remises par des jeunes préposés perchés plus haut, sous une bâtisse mitoyenne en construction. Chacun doit, à l'appel de son nom, prendre sa carte d'identité s'il est tout près, sinon est lancée par ledit préposé, et au propriétaire de la ramasser par terre, avant de se mettre de côté en attendant la distribution des précieux documents. Cette distribution est confiée souvent à un agent, visiblement disposé beaucoup plus à plaisanter, comme c'est le cas ce samedi 30 novembre. En effet, alors que la foule languissante attendait ses documents sous une pluie battante, ledit agent, sortant par intervalles de temps avec des paquets d'extraits sur les bras, se faisait le plaisir à appeler les demandeurs par le nom du chahid concerné, avec de fréquentes erreurs d'articulation phonétique — le prénom du chahid devant être complété par le demandeur, d'où des pertes de temps et un malaise des plus horrifiants. Un jeune d'une vingtaine d'années, reconnaissant le livret de famille de ses grands-parents, a beau tenter de prendre celui-ci entre les mains de l'agent, mais ce dernier têtu, insiste à interroger le jeune homme (tout en ayant les yeux fouinants dans les pages du livret de famille) : “Donne d'abord le prénom de votre chahid, comment s'appelle ta mère, ou ta grand-mère, ton grand-père du moins ?” Scène lamentable, mais que l'employé justifie par de précédents cas d'intervention dans la remise de ces papiers. Un petit-fils de chahid, procuration à la main, exhibe le livret de famille de ses grands-parents où il énuméra pas moins de cinq membres de sa famille (oncles) qui furent tombés au champ d'honneur à des dates différentes pendant la Guerre de libération. Il fera remarquer : “Dites-moi SVP, quel est cet humain sain qui pourrait supporter de voir un instant les filles de chahid, ou la mère — pas de 5, mais d'un seul chahid — se faire humilier, tel que vous voyez, dans ce froid, toutes celles-là qui n'ont sûrement pas de petits-fils qui puissent venir à leur place...? Et pourtant, nous voici tous des spectateurs, impuissants ou lâches...!” Il relèvera ensuite “l'absurdité des décisions du ministère ou de la direction des moudjahidine qui exigent d'une personne pensionnée, parfois de plus de 80 ans, de surcroît femme, de fournir, en plus d'un certificat de vie, une attestation de... non-activité salariale”. “Comment, insiste-t-il, peut-on exiger la production d'un certificat de vie de quelqu'un qui aura déjà fourni une attestation de non-activité salariale ou un extrait de rôle ?” De plus, un chahid peut-il faire défaut à son état de martyr au bout d'une année ? Peut-on suspecter une personne de 50 à 60 ans et plus, âge plus ou moins approximatif de la majorité des filles de chahids — sans parler de leurs veuves —, d'avoir trouvé un poste de travail salarié et ce, au moment même où une jeunesse, débordant d'énergie, chôme éternellement ? Il faut préciser que depuis 1998 jusqu'à août 2002, une attestation de non-activité salariale était toujours exigée pour chaque paiement d'un trimestre, du moins dans certains bureaux de poste. “Mais allez expliquer cela aux pondeurs de telles sottises ! “Après tout, rétorquera-t-on, Abane, Ben M'hidi, la plate-forme de La Soummam viennent de faire l'objet d'une des plus abjectes lâchetés, après plus de 40 ans d'indépendance...” “Et qu'est-ce qui empêche ?”, dirait Mohamed Fellag, le grand comédien. Si quelque bon sens animait les accoucheurs de telles décisions et pour ne pas générer de frais de déplacement inutiles et autres tracas à cette catégorie sociale, qui a payé un lourd tribut, comme la majorité du peuple algérien, pour la délivrance de la patrie du joug colonial, il aurait suffi pour la direction des moudjahidine, en coordination avec le Trésor public, d'envoyer elle-même, chaque an, sous pli recommandé et à chaque ayant droit, le document nécessaire. A charge pour lui de consentir la défalcation sur sa pension des frais d'envoi. L'Algérie du IIIe millénaire nous réserve de ses surprises... Humilier pour humilier d'aussi vieilles personnes (moudjahidine et ayants droit de chahids, de modestes conditions) qui ont sacrifié leur vie et leurs biens matériels, durant la Guerre de libération nationale, voilà un pur sadisme ! Si de faux moudjahidine et de faux chahids sont “fabriqués” quelque part, les “cliniques accoucheuses” ne pourraient être autres que le ministère des Moudjahidine et ses structures de wilaya. Par ailleurs, un côté “positif” est du moins attribué par plus d'un à cette situation. A savoir qu'elle a permis à quelques jeunes (chômeurs) de gagner leur pain. Ces derniers, tickets à la main, surgissaient en effet, à chaque apparition d'automobilistes (innombrables) autour de cette structure dite “des moudjahidine”, pour leur faire payer tout stationnement, instantané fût-il, tout en organisant, à leur manière, la circulation et en empêchant les encombrements à ce niveau. Quoi qu'il en soit, pour reprendre Rachid Boudjedra, à Didouche, à Ben M'hidi, à Abane, Zighoud, Ben Boulaïd, Zabana..., pardon ! A Benyoucef Mellouk et ses semblables, hommage et courage ! S. Y.