Cependant, la jeune fille était malheureuse dans son palais. Elle se réfugiait toute la journée dans le travail, mais le soir, quand elle se retrouvait seule, elle se consolait comme lorsqu?elle était enfant en jetant dans le feu des noyaux d?olives, faisant jaillir un bouquet d?étincelles. Dans cette lueur fugace, pendant un instant, elle revoyait le gourbi de son enfance et le visage tourmenté du pauvre bûcheron. Au plus profond d?elle-même, la jeune fille savait qu?un jour ou l?autre la forêt lui rendrait son père et qu?il échapperait à l?emprise maléfique de sa femme. Un soir de grand froid, Ramdia vit par la fenêtre un vieil homme titubant, marcher, luttant contre les assauts du vent. Il avançait avec peine, cassé par l?âge et la fatigue, s?appuyant sur une canne blanche. Quand il entra dans le palais, Ramdia reconnut en ce pauvre mendiant son père. Toute tremblante d?émotion elle lui dit : «Petit père, n?as-tu pas, pour soutenir tes pas vacillants, le bras d?un garçon ?» Alors le vieillard, la larme à l??il, la voix brisée parce que chargée de sanglots contenus, murmura : «J?avais une première femme auprès de laquelle j?étais heureux : j?ai ignoré ce bonheur et il m?a été confisqué : depuis, je ne cesse de me répéter ce que le djinn m?a si durement enseigné : «Qu?on sait ce que l?on a, mais on ne sait pas ce que l?on aura». Le vieil Ahmed baissa la tête un peu plus puis reprit plus bas encore : «J?ai eu le garçon que je désirai si ardemment, il déçut mes illusions, quand il devint grand, il me ruina et vendit même mes chers outils pour aller courir le monde. J?ai eu, il est vrai, une seconde femme qui m?abandonna aussitôt que je fus pauvre et presque aveugle. J?ai eu aussi trois filles, dit le vieillard dans un souffle, trois filles que j?ai sacrifiées et, depuis, j?ai froid dans le c?ur. Je les cherche depuis des années en vain ! Je les pleure à en perdre la vue !». Ramdia, de joie, se jeta dans les bras décharnés de son vieux père qui la reconnut aussitôt. Leurs pleurs se mêlèrent jusqu?au moment où le vieillard, la tête toujours baissée, murmura entre deux sanglots : «J?étais, après votre disparition, l?homme le plus malheureux, le plus tourmenté et surtout le plus honteux de l?univers !» La jeune fille posa ses douces lèvres sur la joue tannée et les yeux fanés du vieil homme, et le rire de Ramdia, telle une ondée matinale, éclaboussa et noya la peine, le remords et surtout la honte du vieux père qui releva enfin la tête.