Les Algériennes et les Algériens sont-ils devenus insensibles au malheur du peuple irakien ? Poser la question de cette façon, c'est faire abstraction d'une réalité nationale mais également du sentiment réel qui anime nos concitoyens, depuis quelques semaines. Malgré les crises économique, sociale et sécuritaire et en dépit de celle qui couve en Kabylie depuis bientôt deux ans, les Algériens arrivent quand même à parler de l'Irak, des dirigeants et des gouvernés de ce pays, ainsi que de la région du Golfe, en débouchant souvent sur une comparaison avec leur situation. Que ce soit dans les cafés, les bus, les lieux de travail, les foyers ou même dans la rue et dans les hôpitaux, les discussions se terminent toujours par un regard à la fois critique et contradictoire sur la question irakienne. “Saddam aura ce qu'il mérite. Il a fait voir de toutes les couleurs au peuple irakien et aux Kurdes, il se prend pour un invincible. Il aura affaire à plus fort que lui”, affirme un marchand de légumes. Au fil de la discussion, ce dernier précise qu'il est “solidaire” avec les Irakiens, “à l'exception des dictateurs, des rentiers et des maffieux de ce pays”. Cet avis est généralement partagé par beaucoup de citoyens rencontrés, même ceux qui se classent parmi les “égoïstes” et qui estiment que “tout a un prix ici-bas”. “Où étaient tous ces Occidentaux, tous ces Arabes et tous ces musulmans, lorsque les Algériens étaient livrés au monstre intégriste et lui faisaient face quotidiennement ?”, s'interroge une mère de famille. Cette dernière, une fois calmée, reconnaîtra néanmoins que “la guerre est porteuse de nouvelles souffrances, de nouvelles blessures et de nouvelles haines”. Selon elle, les actions de solidarité et les manifestations de rue “sont utiles pour remonter le moral du peuple irakien”, mais insuffisantes, “dès lors que les Américains, sûrs de leur puissance, ont décidé d'attaquer coûte que coûte l'Irak”. Dans le monde du travail, nos interlocuteurs réfutent “le soutien inconditionnel”, convaincus que “ni le populisme ni le mensonge n'a servi les peuples”. D'aucuns pensent que “les Irakiens se sont fait avoir le jour où le Kurdistan leur a été enlevé”, tout en déplorant la politique de Saddam Hussein qui a ouvert “la voie aux ingérences étrangères”, particulièrement celle des Etats-Unis. D'autres se disent conscients des “nouveaux enjeux”, tout en rappelant que “le monde est en train de se recomposer, au détriment des pays sous-développés et surtout des pays pétroliers”. Parmi les jeunes, l'heure est encore à la révolte, même si on ne cache pas, ici, que les cadres organisés, qu'ils soient des partis politiques, des associations ou des syndicats, s'occupent à instrumentaliser l'élan patriotique à des fins politiciennes. “Les Algériens sont épuisés par dix ans de guerre. Ils ne voient toujours pas le bout du tunnel et sont inquiets pour leur avenir. Ce qui ne veut pas dire qu'ils ont baissé les bras ou qu'ils sont indifférents aux malheurs des Irakiens”, confie un jeune étudiant. Selon lui, “la crise de confiance” est à l'origine du manque d'adhésion aux manifestations de soutien et de solidarité. “En 1991, les gens ont marché pour dénoncer les attaques des coalisés mais leur action a été récupérée par les islamistes du FIS. Aujourd'hui, d'autres islamistes, comme le parti de Nahnah, veulent encore se servir des marches de soutien au peuple irakien, sans dénoncer Saddam le dictateur et sans expliquer les dessous de cette prochaine guerre”, révèle encore cet étudiant. Ce dernier indique, par ailleurs, que les dirigeants du monde arabo-musulman “n'encouragent pas le développement des mouvements citoyens, par peur que ces derniers se retournent contre eux”, en se référant notamment à la situation de la Kabylie et au mouvement citoyen “qui a du mal à sortir des limites de cette région”. “J'ai du mal à croire que les Américains vont ramener la démocratie en Irak ou dans la région, alors qu'ils ont eux-mêmes soutenu Saddam jusqu'ici et continuent à cautionner la barbarie d'Israël de Sharon”, souligne notre jeune interlocuteur. Ces avis exposés donnent une certaine idée sur l'état d'esprit des Algériens, mais aussi et surtout sur leur méfiance vis-à-vis des hommes du système et des cadres organisés. Cela explique-t-il leur défection à la seconde marche initiée, jeudi, par le Parti des travailleurs ? Certainement. Faut-il alors conclure que les Algériens se désintéressent de plus en plus de la chose politique ? Il est trop tôt de répondre à une telle question, d'autant que le pays n'est pas sorti de la phase de transition et que la classe politique et les autres cadres qualifiés d'organisés n'échappent pas à la règle des mutations, encore moins aux critiques de la rue. H. A.