Cinq jours après l'effondrement d'un immeuble vétuste à La Casbah, la détresse des 35 familles qu'abritait cette bâtisse est totale. Dans ce climat de précarité absolue, les enfants sont exposés à toute sorte de traumatisme. Retour sur les lieux du drame. Hier, nous avons trouvé les familles sinistrées hébergées dans les locaux de la Régie foncière de la ville d'Alger, attenante à ladite bâtisse. “C'est grâce à l'amabilité du personnel de cette entreprise que nous avons trouvé un coin où nicher”, disent les sinistrés. “Ils ont dû libérer leurs bureaux pour abriter nos femmes et nos enfants. Mais jusqu'à quand ?” tempête un père de famille. Les sinistrés du 14, rue de Bab El-Oued sont excédés. “Nous sommes livrés à nous-mêmes. Depuis le drame, aucun officiel n'est venu s'enquérir de notre état”, peste un citoyen. “Regardez dans quel état est ma fille !” crie une mère de famille, consolant comme elle pouvait ses deux enfants. Sa fillette de cinq ans est encore sous le choc. De temps à autre, elle éclate en sanglots. “Ma fille est terrorisée. Dès qu'elle voit du monde, elle a peur. Elle pense qu'on est venu la prendre”, dit sa mère en larmes. Les autres gosses n'arborent guère meilleure mine. Ils n'ont pas mis les pieds à l'école depuis le jour fatidique. Une fillette de 13 ans présente des fractures et des contusions. “Elle est tombée du 4ème étage”, explique son père. Pour tout dire, ces enfants sont en danger. Ils sont tous traumatisés. “Ils ont besoin d'une prise en charge médicale et psychologique d'urgence. Au lieu de cela, constatez par vous-mêmes dans quelles conditions ils sont. Ils végètent sous le froid et la pluie dans la précarité la plus totale” . La plupart des rescapés de cette catastrophe ont leurs effets ensevelis sous les décombres. D'aucuns n'ont pas même un bout de couverture pour se protéger du froid. Ils ne mangent presque pas. Ils n'ont pas le cœur à se nourrir. Selon notre confrère Le Matin, des jeunes auraient même tenté de mettre fin à leurs jours dans un accès de désespoir. Les pères de famille n'ont pas pointé à leur poste de travail depuis ce maudit mardi. “Après avoir perdu notre toit, nous risquons maintenant de perdre notre emploi”, disent-ils. Parqués dans la courette de l'entreprise, ils attendent. Un sauveur, un messie, un miracle, ou, tout simplement, quelque commis de l'Etat qui aurait le cœur assez gros pour porter leur chagrin. “Où sont ces élus, où sont ces députés qui empochent 30 briques pour lever haut la main et dire : anâam sidi !?” fulmine un sinistré. Mais comme dit l'adage, la hayata liman tounadi… “Il n'y a que la population qui nous est venue en aide, ainsi que la Protection civile. Les officiels, eux, que dalle ! Un responsable s'est même permis de nous insulter !” affirment-ils. Ils sont particulièrement outrés de s'être entendu dire, au moment où ils s'attendaient à une action vigoureuse de la part des autorités : “Wellou min djitou : retournez d'où vous êtes venus !” “Mais de qui se moque-t-on ! Nous sommes tous nés ici. Nous avons des papiers en règle. On nous a fait établir des certificats de résidence en règle, des cartes d'identité en règle. Et maintenant, on vient nous dire : Repartez chez vous ? Ce sont eux les étrangers. Il y en a qui sont ici depuis 40 ans”, nous rétorquent ces sinistrés, arborant chacun d'entre eux un document attestant de l'ancienneté de son lignage. Pourtant, leur situation vis-à-vis de la loi est des plus problématiques. Officiellement, ils ne sont pas à la charge de leur circonscription administrative, en l'occurrence, l'APC de La Casbah. Celle-ci considère qu'ils ont squatté illégalement la bâtisse, attendu que la plupart des familles ont été relogées ailleurs dès la fin des années 80, quand La Casbah avait été décrétée zone sinistrée, et, par voie de conséquence, “impropre” à l'habitation, particulièrement après le séisme du 29 octobre 1989. C'est le cas de la bâtisse sise au 14, rue de Bab El-Oued. Après le tremblement de terre, l'immeuble, frappé d'une croix rouge, a été évacué. Les familles qui y habitaient ont été installées dans un centre de transit, au Champ-de-Manœuvres. Peu de temps après, l'immeuble a été réinvesti par d'autres familles qui n'avaient pas où aller. “Moi, je suis venu ici en 1990. Mais j'ai passé toute ma vie dans La Casbah. Les autorités ne nous ont jamais inquiétés. De temps en temps, quand les murs menaçaient ruine, on nous envoyait une mise en demeure. Mais nous n'avons à aucun moment fait l'objet d'une action judiciaire. Et aujourd'hui, on vient nous dire partez chez vous ?!” Un travailleur à la SAA raconte : “Je suis arrivé ici en 1993. Je reconnais avoir squatté comme tout le monde. Pour tout avouer, je n'ai pas squatté moi-même. J'ai acheté mon taudis à 40 000 dinars chez quelqu'un qui, lui-même, occupait illégalement l'immeuble. J'étais bien obligé de me terrer quelque part. Avant, je créchais dans un hôtel. Depuis, je me suis marié et j'ai eu trois gosses ici même.” Brandissant des récépissés, les rescapés de l'immeuble témoignent : “Du temps de Chérif Rahmani, les services de la wilaya avaient fait un recensement en bonne et due forme et avaient promis de nous reloger. Et aujourd'hui, ils viennent nous dire : On ne vous reconnaît pas ! C'est absurde !” Un autre citoyen fait remarquer : “Il est pour le moins irresponsable et scandaleux de chercher à savoir qui est natif de La Casbah et qui ne l'est pas. Nous sommes tous des Algériens. La Constitution garantit le logement, le travail, la santé, l'instruction, à tout le monde. Si on ne trouve pas où loger, c'est normal qu'on squatte. C'est à l'Etat de trouver une solution !” Et à un barbu de renchérir : “C'est comme ça que l'on pousse les gens à prendre le maquis. Les vieux peuvent à la limite se faire une raison. Mais un jeune de 17, 18 ans, quand il voit ses parents traînés comme ça dans la boue, il n'a qu'une idée en tête : prendre un flingue et les venger, et cela n'a rien à voir avec l'islam !” Un groupe de femmes y vont de leurs plaintes. L'une d'elles a petite mine. Elle est encore sous l'effet d'un accouchement difficile, après avoir subi une césarienne. Une autre est en deuil. Elle a perdu son mari, il y a à peine une semaine. Une troisième est asthmatique, une quatrième a eu un accident vasculaire. Le manège des ambulances est incessant, nous dit-on. Le cœur sur le point de péter, une femme peste : “Le jour du vote, ils ont fait du porte-à-porte pour nous emballer. Ils nous disaient : Ne vous en faites pas, on va vous sortir de ce trou ! Ce n'était que du pipeau. Ils ont fait tout un forcing pour nous faire voter Bouteflika. Nous nous sommes égosillés à faire des youyous pour le président. Aujourd'hui, tout le monde nous tourne le dos. Il faut que le Président nous prenne en charge. Sinon, qu'on nous conduise aux frontières, et qu'on nous expulse en règle. Nous brandirons le drapeau français. Peut-être que Jacques Chirac, lui, daignera nous écouter.” M. B.