Sur les murs des hameaux, il est aisé de remarquer les traces laissées par les crues qui ont surtout touché les quartiers nord de la ville. Retour sur un déluge comme la région n'en a pas connu depuis quarante et un ans. Une vieille Passat déglinguée, à la carcasse dépareillée, est enfoncée dans le jardin, les roues entièrement immergées dans une mare de boue. Une vieille Targuie, une pelle à la main, s'affaire, aidée par un jeune homme, probablement son fils, à creuser dans la terre. “Que cherchez-vous ?” demandons-nous. “C'est pour déboucher le regard”, lance une voix. La tuyauterie est complètement obstruée par les coulées d'argile. Dehors, une grande flaque d'eau résiste à la chaleur de cet été hybride. Il faut dire qu'il ne fait pas chaud plus que de raison en ce jeudi 23 juin à Djanet. Pas de “choc thermique” en descendant d'avion. Il fait même bon comparativement à la canicule humide du Nord. Djanet renoue difficilement avec le bleuté de son ciel pur. Il a plu pratiquement toute la semaine. Les premières ondées ont été particulièrement abondantes si bien que l'oued qui longe Djanet s'est vite rempli. Il faut noter que la splendide oasis du Tassili s'étend, de par sa morphologie, plutôt dans le sens de la longueur, encadrée par un massif montagneux de roches noires sur un flanc et par un oued asséché de l'autre. Si bien que lorsqu'il pleut très fort, très vite la palmeraie baigne dans une marée sableuse. Le quartier nord de la ville a été le plus touché, à partir de Ksar El-Mihan jusqu'aux habitations des quartiers dits T'Bal Mawallen et Djazira. Sur le bord de la route, on peut voir les empreintes des chenilles de bulls qui se sont employés laborieusement à dégager la chaussée et repousser la marée de sable liquide. Des engins passent et repassent, semblables à des chasse-neige, prêts à intervenir à tout moment. Sur les murs des hameaux qui jouxtent l'oued, il est aisé de remarquer la trace laissée par les crues. Une raie brune indique le niveau de la montée des eaux. Celui-ci dépasse les 1,50 m. Ainsi donc, les coulées boueuses ont très vite gagné la rive qui fait face à l'oued et submergé les jardins de ces maisonnettes érigées presque au même niveau que le fleuve sec. Etendues sur des fils de fer ou sur les murets qui bordent les maisons, des tonnes de linge maculé de boue sèchent au soleil. Des vêtements, des couvre-lits, des draps, des couvertures, des matelas. Mais c'est pratiquement mission impossible que d'espérer récupérer quelque chose de ces effets devenus chiffons. À l'intérieur des maisons, la désolation est totale. Aïcha, une femme qui vit seule avec sa mère, se plaint de ce que les crues ont tout emporté de son modeste mobilier. Des restes de vieux meubles, reliques investies d'une certaine valeur sentimentale, s'entassent au bord d'une courette où la gadoue a du mal à retrouver sa consistance compacte. Au sommet d'un meuble, un vieux téléviseur à l'écran éclaboussé de taches marron. “Regardez dans quel trou je vis avec ma mère !” lâche la bonne femme, qui assure qu'elle n'a pour toute ressource qu'une maigre allocation qui lui est versée au compte-gouttes au titre du filet social. Les murs sont édifiés de pierres et de toub. Madriers vermoulus et quelques tiges de roseau font office de charpente. “Aux moindres pluies, l'eau s'infiltre de partout”, se plaint Aïcha. N'ayant pas les moyens d'avoir un plancher en règle ou une dalle, tout le parterre est devenu boueux. “Il nous est impossible de dormir dans ces pièces. Pour passer la nuit, nous sommes obligées de nous réfugier sur le toit. Et sous le soleil de la mi-journée, rester là-haut est insoutenable”, ajoute Aïcha. Black-out et pénurie d'eau pendant une semaine Dans une maison en face, un homme introduit un long tuyau branché à un camion-citerne et lave les pièces à grande eau. Il a de la chance, sa bicoque, une grande maison qui compte cinq pièces, est construite en dur et le parterre est recouvert de ciment, ce qui facilite le nettoyage. “Cela fait plusieurs jours que nous nous attelons à nettoyer mais rien n'y fait. La tâche est ardue”, dit le propriétaire de la maison, Abdou Ali Bachir, 40 ans, employé à la poste de Djanet. Pieds nus, en tenue de corvée, il promène le tuyau de pièce en pièce en lâchant des jets tonitruants. “J'ai dû louer ce camion-citerne 10 500 DA”, affirme notre interlocuteur. Nous faisons avec lui le constat des dégâts : aucune pièce n'a été épargnée, exceptée une chambrette nichée à l'étage. Réfrigérateur, cuisinière, téléviseur, bibliothèque, commodes, chambre à coucher, tout a été endommagé par les flots impétueux qui ont pénétré céans. La razzia des eaux n'a rien épargné. “Le mobilier de toute une vie est parti en une seule nuit”, dit Abdou, avec une moue de regret. Comment cela est-il arrivé ? “La pluie s'est mise à tomber à torrents à partir de vendredi soir (17 juin, ndlr) et ça s'est aggravé le samedi et le dimanche. Le samedi 18, à partir de 22h30, il pleuvait rageusement. Il était minuit passé, nous étions depuis un moment au lit lorsque les flots ont débordé la digue de l'oued et envahi la chaussée avant d'attaquer les maisons. Mon petit garçon dormait dans cette courette lorsque les eaux sont arrivées. Il s'en est fallu de peu pour qu'il se noie.” Dans sa furie, l'oued a emporté quantité de voitures, témoigne-t-on. La puissance des inondations était telle que des poteaux entiers ont été arrachés, plongeant Djanet dans le black-out total plusieurs jours durant. Nombre de générateurs électriques ont été grillés, si bien que le drainage des eaux devint problématique. Ainsi, à la coupure d'électricité venait s'ajouter celle de l'eau potable, d'autant plus que plusieurs forages ont été inondés de dégoulinades rougeâtres de sable. D'ailleurs, dans les quartiers sinistrés, des jerrycans s'entassent un peu partout. Des citernes de l'APC passent distribuer de l'eau. Abdou, poursuivant l'inspection des lieux à notre intention, nous montre la cuisine. Tous les ustensiles sont sales. Puis, nous grimpons à la terrasse et là s'offre à nous un paysage des plus désolants : un fatras d'objets hétéroclites, une nuée de babioles sont amassés pêle-mêle. Des effets vestimentaires, des meubles, des articles ménagers… Seule la parabole a eu la vie sauve. Et un relais téléphonique, une antenne Djezzy selon toute vraisemblance, trône haut sur la colline qui surplombe ce trop-plein de misère. Zamaki Mokhtar, professeur d'anglais, et Sidi M'hamed Abidine, profession libérale, nous emmènent dans un autre coin du quartier. “Djanet n'a pas vécu ce genre d'inondations depuis 1964”, dit Mokhtar. Information qui fut confirmée par un vieux de la région. “En 1963, il y a eu de fortes pluies, mais l'année 1964 fut terrible. Depuis, l'oued ne s'est pas mis en furie jusqu'à cette année”, dit ce dernier. Mokhtar et M'hamed nous font visiter d'autres maisons sinistrées. Dans l'une d'elles, des cahiers, des livres et autres articles scolaires sont étalés sur un matelas. Evidemment écrabouillés. Dans une pièce, du ravitaillement un peu particulier attire notre attention. Trois sacs de riz de 5 kg chacun et deux boîtes de pâtes sont rangés dans un coin. Sur le sac de riz on peut lire : “Dono del popolo et del governo italiano” (don du peuple et du gouvernement italiens). Mokhtar explique : “Ce sont les denrées distribuées par le Croissant-Rouge aux familles sinistrées. En plus de ces aides alimentaires, chaque famille reçoit deux matelas et cinq couvertures.” Une aide jugée dérisoire par la population qui exige une prise en charge immédiate. Dans une maison à côté, le mur de clôture a sérieusement pâti du choc des vagues. Un énorme trou apparaît, causé par l'effritement de l'argile qui cimente le mur, sous le coup des eaux en furie. En pénétrant dans la maison s'offre à nous le spectacle d'un patio mué en cloaque. Une énorme flaque d'eau au milieu. Les quatre pièces qui entourent la cour sont toutes inondées. Des valises de misère sont les seuls biens rescapés. “Cette maison appartient à un vieux de 70 ans. Il est livré à lui-même” , nous dit-on. Outre les maisons, il convient de noter que tous les magasins et les ateliers de la rue Djazira ont eu leur lot de dégâts. “Certains ont perdu tout leur matériel de travail”, indique Mokhtar. Panique dans la palmeraie Si les maisons, en particulier celles précaires, ont été sévèrement ébranlées par les dernières intempéries qui ont endeuillé Djanet, la palmeraie et ses fabuleux jardins, qui constituent le gagne-pain d'une grande partie de la population touareg de la région, ont été touchés de plein fouet par le soulèvement de l'oued Djanet. Nedjmi Nadjem est agriculteur. Âgé d'environ 65 ans, il s'échine à réparer ce qui peut l'être sur son arpent de terre. “C'est de ce champ que je nourris les miens. À présent, je n'ai plus rien”, dit-il. Dans l'oued, les dégâts sont nettement visibles : poteaux électriques inclinés, plants de vigne, de tomates, d'oignons, de haricots verts et autres cultures maraîchères déracinés, arbres fruitiers couchés, palmiers dattiers secoués et dont les branches ont été cisaillées par la violence des vents. L'oued charrie toute une panoplie d'objets arrachés comme autant de butins à l'oasis. Ou comme une offrande forcée. Les jardins sont jonchés de toute sorte de débris. Même le cheptel a eu sa part de sacrifice. Exhibant l'état de son enclos à bestiaux, Nedjmi Nadjem lance : “J'ai perdu 4 chèvres et 6 poules. Elles ont été emportées par les inondations, il ne reste que ce chien. De quoi je vais vivre à présent ? Je travaille pour deux foyers. J'ai deux familles, une ici, l'autre à In Salah. 16 personnes au total. J'ai une femme handicapée qui se nourrissait du lait de l'une des chèvres. Comment vais-je lui procurer du lait quand on sait que celui-ci est à 130 DA la boîte ?” Autre problème : pour remettre un tant soi peu son jardin sur pied, il faudrait à chaque agriculteur embaucher des ouvriers. “Il faut tout refaire. Il faut labourer la terre de nouveau. Mais je n'ai pas les moyens d'engager des gens pour m'aider”, dit le vieux paysan, inquiet. Sini Ramdhane, 62 ans, père de neuf enfants, l'air méditatif, est assis dans sa palmeraie, non loin du lieu dit Tinejdad. Impuissant, il est seul face à son jardin dévasté. Alentour, des tiges de roseaux arrachés. “Ces roseaux, c'était ma maison d'été. Le soir de la tempête, je dormais là avec mes enfants. L'oued nous a mis à nu.” Les récoltes ont toutes été saccagées. Des sarments de vigne traînent çà et là, ultimes survivants du massacre agricole. Les palmiers millénaires sont en berne, avec leurs palmes cassées. Dans le puits, la pompe à eau a immergé. Les bassins sont également hors d'usage, les flots furieux sont montés jusqu'au rebord de ces retenues d'eau. “Il me faudra pas moins de deux mois de travail pour mettre de l'ordre dans le jardin. Il me faudra payer des ouvriers à raison de 400 DA/jour”, dit Ramdhane, préoccupé. Djanet porte bien son nom : paradis. La palmeraie est splendide en dépit de la dure épreuve qu'elle vient de subir. Mais la palmeraie est triste. Dans ses entrailles, une blessure. Une blessure profonde. Une blessure indélébile. L'oued a charrié le corps du meilleur enfant de Djanet, Othmani Baly. Un monument haut comme le Tassili. Il mérite un hommage à part. M. B. (*) Le vrai nom du chanteur, est, contrairement à ce que nous avons pu écrire précédemment, Othmani M'barek, dit Baly, et non Athmane Bali, confusion largement répandue.