Scénario utopique : et si les Algériens partaient s'installer massivement dans le Sud ? Et si le désert était la solution à nos villes saturées du Nord ? On sait que notre pays est fort d'une superficie de plus de 2,3 millions de km2, mais que 90% de la population est « entassée » sur une « bande » de 200 km de large encastrée dans le Tell, donnant lieu à une étrange anomalie géo-démographique. Pourtant, une mobilité Nord-Sud se fait de plus en plus sentir. Une « transhumance » ininterrompue qui voit des vagues de « nordistes » gagner nos villes sahariennes. Dans les années 1970-1980, on les regardait comme des pionniers. Aujourd'hui, ces migrations internes se sont tellement amplifiées qu'il n'est pas aisé de trouver une bicoque à louer, et le prix des lots de terrains commence à flamber. Tamanrasset. De notre envoyé spécial Et c'est précisément le sujet de cette enquête que nous avons voulu cerner, en effet, autour d'un angle bien précis : l'aspect strictement immobilier. Au fil d'un périple saharien de plus de 2000 km, nous avons sillonné les villes de Tamanrasset, In Salah, Adrar, Timimoun et Béchar. Mais nous ferons un focus tout particulièrement sur deux villes sahariennes qui nous paraissent les plus prisées : Tamanrasset et Timimoun. Tam-immo : un marché sous-organisé Notre périple commence par le vol Air Algérie du lundi 29 mars. Le billet est à un peu plus de 28 000 DA. Le vol de nuit qui a décollé à 22h atterrit vers les coups de 00h30 sur le tarmac de l'aéroport de Tam. Parmi les passagers, un important groupe de travailleurs chinois intervenant sur le méga-chantier d'adduction d'eau de In Salah à Tam. La température au sol est tempérée : environ 25°C. D'emblée, le visiteur est surpris par les dimensions de la ville targuie dont la population dépasse aujourd'hui les 80 000 habitants. Du noyau bureaucratico-militaire des débuts, consécutif notamment à la création de la 6e Région militaire et les démembrements administratifs qui ont suivi, le tout afin de donner une profondeur stratégique à l'Etat algérien à l'orée du Sahel, la ville de Tam a connu une croissance urbaine exponentielle : banques, assurances, professions libérales, boutiques de téléphonie mobile, cybercafés, vendeurs de matériel informatique, boutiques de prêt-à-porter, restaurants, auto-écoles, grossistes, taxiphones, agences de voyages, sociétés de transport, magasins de commerce multiple, bureaux d'études, supérettes à profusion, bref : la ville grouille de biens et services, et le tertiaire a explosé. Sans compter toutes les bâtisses qui montent, les chantiers qui poussent partout, les fers d'attente qui hérissent la moindre parcelle. Inutile de préciser que nombre de ces « raisons sociales » sont tenues par des « chnawas », comme on les désigne ici, c'est-à-dire des « nordistes ». A peine le pied à Tam que nous nous mîmes en devoir de dénicher une agence immobilière. Premier fait à relever à ce propos : dans cette jungle d'enseignes, il est extrêmement difficile d'identifier une seule agence. Paradoxalement, en dépit de l'ampleur urbanistique prise par la métropole targuie, le marché immobilier y demeure fortement sous-organisé. Le bouche à oreille reste le principal canal pour vendre et acheter des maisons et autres locaux commerciaux. Certains sollicitent des « smasra », des courtiers informels, quand ils ne recourent pas tout bonnement à la vieille méthode qui consiste à barrer sa baraque d'un « lil bayâ » (à vendre) géant en y adjoignant parfois son numéro de portable, comme c'est le cas de cette carcasse sise au quartier d'Ankouf, et dont le propriétaire ne répond pas. Enfin une agence immobilière ! Dans un labo photo, à Sersouf, quartier relativement neuf de Tam, le gérant nous tend une carte de visite laissée par un courtier immobilier fraîchement installé. Nous appelons le numéro indiqué, et après quelque insistance, rendez-vous est pris avec l'agence en question. Ce n'est pas tout à fait une agence immobilière mais un « bureau d'affaires », précise de prime abord l'un des associés qui a tenu à s'exprimer sous le sceau de l'anonymat. Dès l'entrée, on peut voir placardées diverses annonces sur les murs d'une petite cour. On y trouve, pêle-mêle, des annonces de vente de lots de terrains, d'appartements, de location de logements ou bien de fonds de commerce et autres machines industrielles. « Cela fait à peine quatre mois que nous avons lancé cette activité », dit notre interlocuteur, originaire du Nord du pays. « Nous faisons aussi office d'agence de publicité », ajoute-t-il, avant de nous livrer un aperçu du fonctionnement du marché immobilier local : « Au début, les annonces se faisaient par le bouche à oreille, maintenant, cela commence à se professionnaliser ». Notre agent polyvalent indique toutefois que « pour l'heure, et après quatre mois d'existence, notre bureau n'a conclu aucune transaction », en précisant que dans tout Tamanrasset « il y a trois agences au maximum ». L'on apprend dans la foulée qu'il n'existe aucun promoteur immobilier sur la place de Tam et que l'Etat reste le premier maître d'ouvrage dans la région. L'homme confie qu'il est établi dans la capitale de l'Ahaggar depuis vingt-neuf ans. « J'ai débarqué à Tamanrasset en compagnie d'un de mes oncles qui était entrepreneur, et qui construisait des villas pour l'armée », se souvient-il. Et de relever l'impact des violences des années 1990 qui ont vu beaucoup de « nordistes » fuir l'enfer du Tell pour chercher refuge dans le Sud. « 50% des gens qui sont venus à cette époque se sont installés définitivement », affirme notre hôte. Et, aujourd'hui, observe-t-il, la mode est à la ruée des sociétés étrangères pour s'emparer des grands projets, un afflux qui a eu une incidence notable sur les prix de l'immobilier. « Certains se sont mis à réaménager leurs villas de façon à pouvoir les louer à des prix très lucratifs atteignant les 40 000, 50 000 DA. Des résidences ont atteint la bagatelle de 80 000 DA. »C'est notamment le cas dans les quartiers résidentiels comme Mouflon qui abrite le siège de la wilaya. D'après notre courtier, « la ville de Tamanrasset est en train d'évoluer en spirale » et va s'agrandissant.« Il y a partout de nouvelles cités qui poussent ». C'est le cas des quartiers El Wiam, Tafssit, Essalam, ou encore 5-Juillet. Notre agent immobilier souligne le caractère fortement métissé de cette mégapole qui passe pour être la plus cosmopolite du pays, elle qui accueille, s'enorgueillit-on, « les 48 wilayas et 48 nationalités », allusion surtout aux migrants subsahariens qui affluent de tout le continent et transitent par Tam ou carrément s'y établissent. Attention, ça va flamber ! Notre interlocuteur est d'avis à ce que le flux de mobilité Nord-Sud ira crescendo avec le projet de transfert d'eau depuis In Salah. « Les prix vont carrément flamber, prédit-il, surtout que les logements se sont améliorés en qualité. Ce n'est plus le gourbi poussiéreux d'il y a dix ans. Aujourd'hui, il y a la dalle de sol, il y a la bâche d'eau et toutes les commodités. Même Internet est disponible. 70% de la population est connectée chez elle. Bientôt, il y aura un grand cybercafé à In Guezzam. La téléphonie aussi nous a ouvert de nouveaux horizons. Les mentalités se modernisent. » Ainsi, selon ses prévisions, « les prix vont augmenter de 15 à 20% à brève échéance. » Il indiquera au passage que les prix, entre 1990 et 2000, ont connu une augmentation de 30 à 40%. « Les gens viennent chercher avant tout la tranquillité. Ici, c'est la paix totale. Qui plus est, le climat est tempéré. Même l'agriculture va se développer avec l'arrivée de l'eau. Le réseau routier s'est sensiblement amélioré et a ouvert des espaces. Il y a un va-et-vient intense. Les transports ont explosé, il y a une grande mobilité, on n'est plus dépendant de l'avion pour bouger. Ça tourne. Tamanrasset est devenue la plaque-tournante du commerce dans la région. Beaucoup de projets poussent, les entrepreneurs cherchent de la main-d'œuvre. » A notre passage, la foire de l'Assihar touchait à sa fin. Et comme à chaque édition, elle a drainé énormément de monde. « Aujourd'hui, il y a une demande forte sur les locaux commerciaux », note l'agent immobilier. « Les lots de terrain, ça se vend comme des petits pains. Le type achète un lot, et dans la foulée, il le revend. ». Un intérêt qui génère de la spéculation. Le courtier évoquera en l'occurrence l'emprise des réseaux de contrebande et de commerce informel sur l'immobilier. « Il y a des villas sans papiers, des gens qui ont trois ou quatre nationalités qui font des marchés douteux. Il y a même des villas au noir construites au noir et où sont stockées des marchandises au noir et des produits illicites. Parfois, vous avez des actes louches avec plusieurs noms. Le marché immobilier à Tamanrasset a besoin d'être assaini. » Notre homme a un seul regret : celui de n'avoir pas acheté plus de terrains du temps où le foncier était bradé à Tam : « On m'avait proposé il y a longtemps des lots de terrain dans ce même quartier pour une bouchée de pain. J'aurais dû acheter tout le lotissement. Le maire nous suppliait d'acheter, c'était au dinar symbolique. Ah ! si j'avais su ! » En visitant un quartier flambant neuf comme Tafssit, on prend toute la mesure de la croissance de la ville de Tamanrasset. Et ça construit encore et encore. Des migrants subsahariens sont engagés sur nombre de chantiers par certains entrepreneurs pour 600 DA la journée quand ils daignent les payer. L'impact des « expat » On peut voir cette main-d'œuvre bon marché ronger son frein dans le lit de Sersouf Ferraille ou à Gataâ el oued, cloaques mués en véritables bourses du travail en plein air. Virée au CTC-Sud. Des dizaines de dossiers gisent sur une table, indicateur fiable si besoin est de l'ampleur du bâti à Tam. Des édifices à n'en pas finir qui jurent à l'unisson que le désert n'est pas une fatalité et que « l'invention du désert » (pour paraphraser le titre d'un roman de Djaout) est plus que jamais possible. « L'Etat construit énormément. Mais le marché de l'immobilier ne se professionnalise pas. Il y a beaucoup d'entrepreneurs et de bureaux d'études qui s'installent, dont des entrepreneurs du Nord. Mais le marché foncier est désorganisé », susurre un expert du CTC. On nous parle d'une agence immobilière à El Ksar. On la trouve sans peine. C'est l'agence « Djabal Tarik » (Gibraltar). « Le gérant est en déplacement », dit d'emblée une employée originaire d'Oran. « L'agence a été créée en 2006. C'est la première du genre à Tamanrasset », affirme-t-elle. Notre interlocutrice confirme qu'il y a une demande accrue sur le logement et sur le foncier à Tam. En témoigne le nombre d'annonces placardées sur un panneau à l'intérieur du petit local. Extraits : « Vente F4 à Sersouf. Prix : 400 millions de centimes. », « A vendre un terrain de 400 m2 à Tahaggart. Prix : 300 millions de centimes », « Vend F3 à Tafssit. Prix : 150 millions. » , « Vend une maison en toub à Sorro de 90 m2. Prix : 110 millions. » La jeune secrétaire relève que le blanchiment d'argent passe souvent par l'immobilier : « Les gens du ‘‘tahrib'' (contrebande) achètent les villas à volonté », soutient-elle. Elle ajoute que « les prix ont sensiblement augmenté ». « Un F3 dans le quartier est loué à pas moins de 5000 DA. Et c'est 3 à 5 millions de DA à l'achat », indique-t-elle. « Il y a beaucoup de gens venus du Nord du pays qui achètent. Les prix flambent, du coup, cela se répercute sur les capacités d'achat des habitants locaux. Dans des quartiers assez huppés comme El Ksar, Mouflon ou Sersouf, le loyer pour un logement de taille moyenne dépasse aisément les 10 000 DA. A ce train, les prix à Tam vont être comme dans n'importe quelle ville du Nord. » L'une des explications fournies à ce propos porte sur la forte implantation des étrangers à Tam ces dernières années. Outre les nombreuses nationalités issues du continent africain, il y a une foule d'« expat » intervenant dans divers projets structurants : des Portugais, des Australiens, des Canadiens, des Syriens et même des Iraniens, sans compter les Chinois bien sûr… Un vieux targui, appariteur de son état au siège de l'APC, lâche sur un ton désolé : « Les prix de l'immobilier sont devenus indécents pour nous. Les gens ne trouvent même plus comment subvenir à leurs besoins alimentaires. Nous sommes à terre ». D'ailleurs, il est surprenant de constater à quel point la mendicité a augmenté dans les rues de Tam. Des enfants furètent dans une décharge à la recherche de quelque pitance encore potable. Certains habitants déplorent la montée d'une certaine violence urbaine. Benabdelkrim Abdelkrim, patron de l'agence de tourisme Moula-Moula, relativise en lançant : « Que voulez-vous ? Tamanrasset a grandi et elle a aujourd'hui les défauts d'une grande ville ».