Sans remettre en cause le principe de la liberté de la presse, certains intervenants ont relevé ce qu'ils ont qualifié de “dépassements de journalistes”. Cependant, à la lumière de l'évolution des libertés en Europe, l'Algérie a encore un long chemin à parcourir dans ce domaine. Suprême débat. Comment arriver à un compromis qui préserve la liberté de la presse et qui fait de la justice un outil au service de l'Etat de droit et non au service du pouvoir ? Difficile de situer la balance entre les faiseurs de l'information et les garants de la loi. La question a été hier à l'ordre du jour au plus haut niveau de la magistrature. Une journée d'étude consacrée à ce thème bien précis a regroupé plusieurs avocats, juges, présidents de cour, conseillers juridiques, étudiants en droit et journalistes. En inaugurant la séance, le président de la Cour suprême a indiqué que l'objectif recherché, à travers la tenue de la journée d'étude, est de permettre d'abord à l'institution qu'il représente de sortir de l'isolement qui lui a été reproché et de contribuer à l'évolution du droit en fonction des difficultés que rencontrent les magistrats sur le terrain. Chanet Christine, conseillère à la Chambre criminelle de la cour de cassation de France, a tenu à souligner de prime abord que la liberté de la presse a été au cœur de toutes les contestations et revendications de la société française et européenne depuis le XVIIIe siècle. Il aura fallu plusieurs décennies pour aboutir à une loi sur les droits de la presse qui a fait un certain équilibre permettant de sanctionner les abus tout en maintenant des garde-fous pour sauvegarder la liberté d'expression. “C'est Giscard d'Estaing qui avait supprimé la sanction liée à l'offense contre un chef d'Etat, mais il ne faut pas perdre de vue qu'une telle infraction pourrait revenir si un autre chef d'Etat venait avec une nouvelle conception de la presse”, a averti la représentante de la cour de cassation française. L'oratrice a tenu à affirmer que les infractions de la presse sont assimilées à des infractions politiques en France. “Il n'existe plus de peines de prison, et en cas d'apologie du racisme, la suspension de la publication pourrait intervenir, mais ce sont des cas rares”, a-t-elle dit. En troisième lieu, il est question du régime procédural. En l'occurrence, une poursuite ne peut être lancée que s'il y a dépôt de plainte. Le désistement de la personne ayant introduit la plainte met fin à la poursuite. En France, les associations et les syndicats ne peuvent pas poursuivre les journalistes devant les tribunaux. Cependant, il y a des exceptions quand il s'agit d'attaques raciales ou discriminatoires. C. Chanet a également expliqué que les magistrats n'ont pas le droit d'ester en justice la presse de façon individuelle. “La plainte n'est valable que si elle émane du corps à qui ils appartiennent”. Abordant l'Internet comme moyen moderne de communication par excellence, la magistrate a indiqué que si plainte il y a contre une information jugée diffamatoire, elle doit se faire dès la première sortie du message sur le Net. Et de conclure : L'évolution “se fait vers une plus grande liberté d'expression et une sévérité en terme d'infraction quand il s'agit de haine raciale notamment.” Intervenant pour expliquer la législation algérienne en matière de délits de presse, Me Khaled Bourayou, avocat agréé à la Cour suprême, a tenu tout d'abord à situer l'évolution de la presse nationale depuis la Constitution de 1989 qui a consacré le pluralisme politique et médiatique en affirmant que cette énorme éclosion a provoqué une rupture au niveau de l'administration qui n'a pas supporté l'influence des médias et qui a utilisé la justice pour régler le compte des journalistes remettant en cause l'ordre établi. Me Bourayou, qui a défendu la presse ces dix derniers années, a dénoncé cette assimilation avec le droit commun au niveau de la procédure. Il a ainsi donné certains exemples édifiants sur la mainmise du pouvoir politique sur la justice. Me Bourayou a cité le cas du directeur de publication de Liberté ainsi que son directeur de la rédaction qui ont été arrêtés en 1995 à l'aéroport d'Alger sur ordre du ministère public pour une information parue dans la page Radar relative à l'éventuelle nomination de Mohamed Betchine au poste de ministre de la Défense. “Le directeur de la publication avait été jeté en prison alors qu'il ne savait pas et il ne sait pas encore qui a déposé plainte contre le journal”, a affirmé le magistrat qui a cité d'autres cas de dépassement du pouvoir. Contrairement à la législation française, le parquet maintient les poursuites même si le plaignant retire sa plainte. “Le parquet déclenche une poursuite sans préalable de plainte. Pis, il se désintéresse du désistement de la partie civile”, a commenté Me Khaled Bourayou. Et d'ajouter plus loin : “On trouve dans la plupart des plaintes un cumul d'accusations, à savoir la diffamation, l'outrage et l'injure. Ce qui est tout à fait anormal.” “L'omnipotence du parquet se trouve au niveau de l'instruction”, a déclaré Bourayou pour qui le journaliste est soumis à une forte pression dans la mesure où il doit garder les preuves de ses écrits trois ans durant. Revenant sur les amendements apportés au code pénal et le renforcement des sanctions contre les journalistes, Me Bourayou a précisé qu'ils sont de nature à pousser le juge à appliquer la peine maximale. L'autre point important relevé par le magistrat s'articule autour de la responsabilité. Pour lui, le code pénal a impliqué le rédacteur en chef au même titre que le journaliste et le directeur de la publication dans la responsabilité de l'article en question. “Cette mesure, au-delà du fait qu'elle constitue une véritable pression sur la presse, porte un coup fatal à la cohérence de la rédaction”, a-t-il dit. Le magistrat n'a pas omis de citer l'audition des journalistes par la police judiciaire. “C'est une aberration puisque dans le journal, l'article est publié et son auteur est connu. A quoi sert alors l'apport de la police judiciaire ?”, s'est-il interrogé avant de plaider pour une loi spécifique sur la presse. Une option qui sera partagée par le président de la cour correctionnelle à la Cour suprême qui a toutefois nuancé son soutien en affirmant que la loi doit être en tout cas appliquée avant que cette perspective ne voit le jour. S. T.