Comme annoncé dans notre édition d'hier, nous revenons avec plus de détails sur la pertinente conférence du politologue français prononcée dimanche dernier au CCF, et au cours de laquelle il a récusé le slogan de “clash des civilisations” au profit d'une vision plus “cynique” du monde. Démonstration. “Qui a intérêt aujourd'hui à traduire exclusivement en termes religieux des conflits géostratégiques ?” C'est par cette interrogation-clé qu'installe Bruno Etienne la problématique de son exposé, centré sur la réfutation du slogan “clash des civilisations” et ses connotations religieuses. Pour Bruno Etienne, éminent politologue qui a passé plus de 40 ans de sa vie à étudier le monde arabo-musulman, qui a enseigné dans les plus grandes universités arabes, et qui se trouve aujourd'hui directeur de l'Observatoire du religieux à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, il n'y a pas de “clash des civilisations,” mais plutôt un “choc des intérêts”. “Quand l'Algérie a conclu son contrat avec Gazprom, où est l'islam là-dedans ? L'énergie est passée au marché libre. Les accords algéro-russes vont sensiblement modifier les relations entre les Etats, sachant que l'Algérie est un gros fournisseur de gaz de l'Europe, et tout particulièrement la France. Là, il n'y a ni islam ni conflits coloniaux, il y a du business concret”. Autre exemple invoqué par le conférencier : les contrats de fourniture d'armes. “Chirac est allé vendre des avions français à l'Arabie Saoudite, un pays déjà surarmé. La vente d'armes obéit-elle à des critères éthiques ? Non, c'est du pur business”, assène-t-il, avant de lancer : “C'est de l'analyse cynique, clinique, sérieuse”, une manière de suggérer que s'il dissèque aussi “froidement” les relations internationales, c'est parce qu'elles se passent ainsi, dans la froideur des calculs cyniques qui n'ont rien à fiche du dialogue des cultures. Qui se gaussent des discours idéologiques et des professions de foi angéliques. Pour Bruno Etienne, “nous sommes constamment dans un double langage” entre, d'un côté, un discours humaniste, éthique et moraliste et, de l'autre, un discours cynique, pragmatique, d'affaires. C'est un peu le programme “pétrole contre pourriture”. Dressant une cartographie du monde tel qu'il se dessine, le conférencier constate qu'on se dirige d'un monde unipolaire à domination américaine vers un monde multipolaire où émergent de grands ensembles : la Chine, l'Inde et l'Amérique latine, comme contrepoids au monolithisme US. Il relève un déplacement du centre du monde vers l'Asie, avec Pékin comme barycentre, en signalant une jonction stratégique entre la Chine et l'“islam asiatique”. Avec un taux de croissance “terrifiant” de 13%, la Chine qui enregistre un take-off extraordinaire défie toute concurrence, note-t-il : “La Chine va tout vendre à de tels tarifs qu'elle va casser le marché et s'adjuger tous les contrats.” Pour lui, le colonialisme du XXIe siècle sera capitalistique. C'est l'invasion par marchandises interposées au nom de la “démocratie du marché”. Oui, le marché et son bras armé : la publicité. Analysant la situation au Proche-Orient, Bruno Etienne privilégie là encore une lecture “matérialiste” des faits sur la base des intérêts de chaque protagoniste. Il table sur un revirement spectaculaire de la politique américaine qui, tôt ou tard, va lâcher Israël, conjecture-t-il, l'Etat hébreu coûtant 3 milliards de $ par an à l'Administration américaine en termes d'aide militaire. “Mais Israël ne pourra jamais contrôler le Proche-Orient”, souligne-t-il, comme le démontre, au demeurant, la victoire (même relative) du Hezbollah l'été dernier. L'Arabie Saoudite ? “Ce n'est plus un allié fiable”, dira le politologue. “Au reste, il faut savoir que l'ennemi de Ben Laden, ce n'est pas tant l'Amérique que la famille royale des Ibn Saoud qui est menacée de disparition”, ajoute-t-il. La Turquie ? “Même si elle est un porte-avions de l'OTAN, elle va rejoindre le bloc européen”. La théorie de Bruno Etienne est que les Etats-Unis, dans leur quête obsessionnelle de nouvelles ressources énergétiques, vont se tourner vers les ex-Républiques soviétiques musulmanes appelées le “muslim belt” (la ceinture islamique) qui entourent la mer Caspienne. Celles-ci sont disposées à céder leur pétrole, mais les pipes ne peuvent ni être acheminés par le très instable Afghanistan, ni par la non moins turbulente Tchétchénie. Il ne reste plus, selon lui, que l'Iran avec lequel, promet-il, les Américains vont devoir dealer “dans les trois ou quatre années à venir, et j'ouvre les paris”. Le conférencier conclut en prédisant un rôle de plus en plus marginal pour l'Europe, une Europe vieillissante, partagée entre le “papy-boom” et le tourisme du 3e âge, et qui est “en voie de sous-développement accéléré”. Tout en déplorant l'échec du Processus de Barcelone, il estime que le Maghreb devrait faire cause commune avec l'Europe du Sud s'il veut se tailler une place dans l'échiquier. Mustapha Benfodil