Ce qu'on appelle communément la crise irakienne tend à se transformer en un conflit diplomatique sans précédent ; une mêlée planétaire sans pareille qui interpelle brutalement pour remettre tout bonnement en cause l'existence même de l'Organisation des Nations unies. Créée sur les décombres de l'après-1945, l'ONU est supposée constituer ce butin de guerre commun et consensuel, où s'atténuent, s'ils ne se règlent pas, les grands maux. La planète est donc face à son destin : taire ou faire la guerre ? Il va de soi que la problématique est antérieure au conflit présent. Car, convient-il de rappeler, depuis la chute du mur de Berlin, c'est sous l'égide de l'ONU que sont menées les interventions militaires internationales de ces dernières années. Ainsi en Irak en 1991 déjà, mais aussi au Kosovo ou en Afghanistan, pour ainsi dire, la disparition du bloc de l'Est simplifiera la tâche à ceux “d'en face”. Plus rien n'est plus en mesure alors d'entraver les solutions militaires aux problèmes internationaux chaque fois que l'administration américaine en ressentait le besoin. Tout à la fois superpuissance militaire, technologique, économique et culturelle, les Etats-Unis mènent à leur guise la gestion des affaires sérieuses de ce monde. Accessoirement, et pour les seuls besoins de la conformité à un droit et à la légalité, Washington prend toutefois le soin d'impliquer la communauté internationale : l'Europe, la Russie, la Chine essentiellement et le “reste” via l'ONU. Ce schéma admis par tous, pour des raisons propres à chacun des intervenants, est cependant sérieusement remis en cause dans les termes du moins, depuis l'éclatement de la seconde crise irakienne. A l'origine de ce remue-ménage chez les grands : la nouvelle carte du monde. Les enjeux sont extrêmement importants que chacun tente de gagner une “place en finale”. Ou tout simplement pour des intérêts d'Etat, comme c'est le cas de la France, par exemple. Paris a trop investi en Irak pour qu'il puisse s'accommoder d'un renversement du régime en place. Des rapports privilégiés tiennent la France à l'Irak depuis les années 1950. L'Allemagne ? Idem. Les Germaniques ont cependant été d'une précieuse utilité dans l'acquisition par Saddam du redoutable armement chimique et biologique qui ont été notamment à l'origine des massacres de triste mémoire des populations entières de Kurdes. La fronde, à quel prix ? Il n'est donc point étonnant que le couple franco-allemand prenne, aujourd'hui, à son compte de mener un front antiguerre et se retrouve tout à fait face aux Américains. Mais il prend le soin de défendre la position que si guerre il y a, elle doit être menée sous l'égide de l'ONU ! A la guerre comme à la guerre. Dans leur sillage, Paris et Berlin auront, certes, traîné un nombre appréciable d'adhésions, il est un fait, cependant que cette position frontale n'est pas sans provoquer des dégâts inimaginables, il y a si peu, sur les structures et les grands ensembles planétaires. L'Union européenne (UE) verra ainsi son laborieux processus d'édification d'une politique étrangère et de défense commune bifurquer vers une polémique euro-européenne. L'UE se subdivise alors en deux blocs franchement divergents. L'un, antiguerre donc, ou plutôt favorable à un désarmement de l'Irak auquel survivrait le régime de Saddam mené par Paris et Berlin, l'autre “belliciste” qui incarne Londres, Madrid et Rome. Washington écartèle d'autant plus manifestement le Vieux Continent que les nouveaux venus, les républiques de l'Est en l'occurrence, une douzaine, s'alignent sur les positions outre-Atlantique. L'affront était tel pour l'axe franco-allemand que Chirac s'en prend vertement et en des termes méprisants aux “mal élevés”. Des tiraillements de cette ampleur ne pouvaient non plus ne pas lézarder une alliance comme l'Otan. A telle enseigne que la solidarité transatlantique en cas de guerre, principe fondateur de l'organisation, n'est plus une évidence. Aussi, la Turquie est réduite à marchander seule, la protection US. Vouée aux gémonies par les Etats-Unis et l'Europe notamment, depuis la guerre de l'Afghanistan et maintenant la Tchétchénie “sous le couvert du non-respect des droits de l'homme”, la Russie s'en est sortie presque indemne de ces tirs croisés, a fortiori. Il faut dire que le 11 septembre a profondément bouleversé la donne sécuritaire internationale. C'est, toutes proportions gardées, un peu comme c'est le cas de l'Algérie. La lutte contre le terrorisme, violemment reprochée à ces deux pays, s'érige depuis en vertu. La Russie a poussé le culot jusqu'à proposer à l'ONU l'élaboration et l'adoption d'une législation antiterroriste unifiée et que toute lutte antiterroriste des Etats droit se faire sous l'égide des lois et institutions légales dans le cadre du respect des droits de l'homme. Face à tout cela, Moscou regarde avec l'œil amusant cette guéguerre entre les Etats-Unis et l'Europe. Comble de l'histoire, chaque camp veut l'avoir à ses côtés, à l'image de l'accueil en grande pompe de Poutine à Paris. (La Tchétchénie, c'est de la vieille histoire). Le cynisme des Russes a poussé Ivanov, chef de la diplomatie, à déclarer au Conseil de sécurité : qu“'il est indécent de parler de guerre, le jour de la Saint-Valentin”. Comment pouvait-il en être autrement quand l'hégémonie des Etats-Unis est sérieusement atteinte, l'Europe divisée et l'Otan ébranlée. En fait, une aubaine. A. K. (*) Ancien député