Pour pallier leur absence à l'intérieur des établissements, les policiers et les gendarmes s'engagent dans des missions préventives. Depuis deux ans, la DGSN a mis en place des cellules d'écoute dans chaque Sûreté de daïra. Une antenne de ce genre de la gendarmerie existe également dans la capitale. Leur objectif : sensibiliser les élèves aux dangers de la drogue et éviter aux jeunes consommateurs la prison. El hamra ou Madame Courage (Rivotril), ezarga (Diazépam), capsoula (capsule), el beïda (Sowell ou Artane), el mechta (plaquette de comprimés), etarf (fraction de shit) e'djebda (sniff), garou emdarah (joint de cannabis) el kheloua (déréliction)… Dans le monde vaporeux de la drogue, le jargon des toxicomanes rivalise de codes qui s'éventent au fur et à mesure que grandit le cercle des adeptes. Les consommateurs ne sont pas seulement ces ombres qui hantent les coins sombres des ruelles parmi les repris de justice et une faune de désœuvrés sans devenir. Nombreux, pas plus hauts que trois pommes, qui quittent la maison le matin pour aller à l'école. Leurs bouilles comme leurs blouses blanches clament l'innocence mais leurs repères sont déjà largement brouillés. Dans le cartable, la poche du pantalon, la chaussette ou la chaussure, une provision soporifique est enfouie. Le stock est destiné, soit à un usage personnel, soit distribué aux camarades de classe qui veulent s'offrir une séance de détente dans les toilettes pendant la récréation. “C'est une catastrophe !” assène l'officier Rachid Touzouirt. Les ravages de la drogue dans les établissements scolaires lui inspirent des sentences dures. Depuis deux ans, il dirige la cellule d'écoute des toxicomanes dépendante de la Sûreté de daïra de Dar El Beïda. L'antenne a ouvert ses portes en même temps que d'autres, réparties à travers les commissariats principaux de la wilaya d'Alger, à titre d'expérience-pilote. “Les responsables de la DGSN ont pris conscience que la lutte contre la toxicomanie passe surtout par la prévention. Certes, la police a un rôle répressif mais elle doit aussi faire de la sensibilisation surtout quant il s'agit d'élèves dont il est injuste de compromettre l'avenir en les envoyant en prison”, assure l'officier. Des lycéens ayant pris part à des expositions ou à des sessions d'informations organisées par la cellule au sein des établissements ont déjà franchi le seuil de son petit bureau. Quelques-uns sont venus seuls ou accompagnés de leurs parents. D'autres, arrêtés par les officiers de la brigade de la police judiciaire de la circonscription en possession de stupéfiants, lui ont été confiés en vue d'une prise en charge psychologique. Les interpellations ont eu lieu à Bab Ezzouar, Bordj El Bahri, Bordj El Kiffan et Aïn Taya, lors de rafles qui n'ont pas spécialement ciblé les lycées mais des cités réputées comme étant les fiefs des dealers. À Dergana, dernièrement, la saisie de plus de 40 kg de résine de cannabis a permis le démantèlement d'un réseau dont les tentacules se prolongeaient à l'intérieur du lycée de la localité. Les revendeurs y entretenaient un business florissant. Selon les policiers, la drogue a plus de prise sur les élèves fréquentant les établissements scolaires des quartiers populaires comme Dergana ou la fraction de cannabis est cédée à 50 DA. La misère, la promiscuité et les horizons viciés sont qualifiés de terreau sur lequel fleurit le négoce des détaillants qui très souvent végètent dans la même HLM que les acheteurs. Mais la came est loin d'être l'apanage des établissements scolaires de banlieue et des ghettos. “Au lycée français Alexandre-Dumas de Ben Aknoun, la drogue circule également”, révèle une source médicale. Dans les quartiers huppés, l'aura des petites taffes décline au profit de produits plus enivrants à la portée des castes tchichi. L'héroïne, disponible chez les clandestins sud-africains, “fait le bonheur” de quelques lycéens nantis qui achètent leur petit voyage au nirvana à 14 000 DA (6 flashs d'héroïne). Même les écoles privées ne sont pas prémunies des déferlantes blanches et brunes. Sur les conseils de la psychologue maison, les responsables d'un établissement de la côte est ont eu recours aux services de l'officier Touzouirt. De plus en plus, l'âge des consommateurs diminue. Dans un CEM d'Alger, une collégienne incrédule a vu une de ses camarades ouvrir le couvercle d'une boîte et inhaler son contenu. La scène s'est déroulée en classe sous le nez de l'enseignante qui n'aurait rien vu. Dr Belhandouz, médecin détaché par le ministère de la Santé pour diriger une consultation au sein d'un centre de désintoxication de l'Association nationale de sauvegarde de la jeunesse à El Harrach, confie avoir reçu dans son bureau des garçons de 12 ans, scolarisés dans des écoles primaires. Leur loisir favori consistait à renifler du Patex et du diluant. Grande mission, petits moyens Comment des enfants n'ayant pas encore franchi le seuil de l'adolescence, insouciants et respirant la joie de vivre, ont-ils fait de la colle leur jouet favori ? Qui est responsable de la transformation des établissements scolaires en mahchachate (fumoirs) et de leurs alentours en foires de dealers ? “Tout le monde est responsable !” accuse Dr Belhandouz. Sans reconnaître leur manque de vigilance et leur négligence du danger rampant de la toxicomanie en milieu scolaire, les services de sécurité tentent de corriger le tir. Mais pour le moment, ils tâtonnent. Aujourd'hui encore, deux ans après la mise en place des cellules d'écoute psychologique, la Sûreté nationale découvre ahurie que l'emprise des stupéfiants sur les écoles n'est pas sélective. Les réseaux de trafiquants ne font pas de différence entre les lycées des riches et des pauvres. L'âge de leurs clients leur importe peu également. “Aucun de nos enfants n'est épargné”, résume la responsable de la cellule de la Sûreté de daïra de Bouzaréah. Inspectrice, elle s'est vue confier la tâche de promouvoir le programme de prévention et de sensibilisation de la DGSN. Toutefois, si le défi est important, les moyens mis à sa disposition sont dérisoires. En l'absence de personnel, elle collabore avec les psychologues de la Maison de jeunes limitrophe. Une exposition de photos ainsi que des dépliants l'accompagnent à chacune de ses visites dans les établissements scolaires de la circonscription. Pour ce mois de janvier, elle a prévu des déplacements au sein de quatre lycées dits à problèmes, Abdelmoumène (Bouzaréah), El Mokrani (Ben Aknoun), Bouattoura (El Biar) et le dernier à Beni-Messous. L'inspectrice vient aussi d'élaborer un questionnaire inédit et anonyme qu'elle entend distribuer aux élèves de ces établissements. Parmi toutes les questions qui leur seront posées, une est sans ambiguïté : Consommez-vous de la drogue ou en avez-vous pris, quel type et comment vous l'avez-vous procurée. Le sondage qui donne froid dans le dos En décembre dernier, la Gendarmerie nationale a ciblé par le même sondage une dizaine de lycées d'Alger (500 élèves ont été concernés). Les résultats très alarmants (45% des sondés ont avoué avoir consommé des stupéfiants, surtout de la résine de cannabis) ont fait l'effet d'une bombe sur l'opinion, notamment sur les parents d'élèves. “Je me suis rendue dans une école primaire où tous les élèves de 5e et 6e années connaissent parfaitement ce qu'est la drogue”, révèle l'inspectrice de Bouzaréah. Dans le tiroir de son bureau exigu, des exemplaires de questionnaires distribués aux écoliers sont conservés avec soin. Certains chérubins ont avoué avoir connu dans leur entourage des drogués. Mais aucun d'eux n'a reconnu avoir déjà touché à la zetla. “Pourtant, il en existe”, soutient l'officier. Elle relate l'incident provoqué par un garçon de 14 ans, encore à l'école primaire, qui a voulu se jeter dans le vide devant ses camarades de classe. Issu d'une famille décomposée, il s'adonnait à l'alcool et au Patex. Sur 200 jeunes qui sont venus la voir au siège de la sûreté en 2005 et en 2006, un certain nombre est constitué d'élèves de lycées et de collèges dont le moins âgé a 14 ans. “Ayant compris que la police veut les aider à s'en sortir, ils se présentent désemparés, quelques fois avec leurs parents”, rapporte l'inspectrice. À l'instar de son collègue de Dar El Beïda, elle leur propose des cures de sevrage dans des centres alternatifs, qui dépendent surtout du mouvement associatif. Pour sa part, elle travaille en étroite collaboration avec une unité située à El Biar. Si les consultants des cellules d'écoute sont quasiment tous des garçons, cela ne veut absolument pas dire que leurs camarades de sexe féminin sont hors du coup. “Chez nous, il est encore mal vu que les filles fument, alors elles s'adonnent aux psychotropes”, explique Boukaoula Zohra, chef de la cellule de la prévention de la délinquance juvénile rattachée à la direction de la communication du commandement de la Gendarmerie nationale. Psychologue de formation, elle applique la même démarche que ses homologues des antennes d'écoute de la DGSN. Après avoir donné un cours de sensibilisation dans un lycée, elle a eu la surprise de recevoir, dans les locaux de la brigade de Bab Djedid, une lycéenne de 17 ans qui était férue de neuroleptiques. Ses parents se sont aperçus de son état en la voyant cogner sa tête contre les murs. L'adolescente en manque avait été retirée de l'école par son père qui réprouvait ses fréquentations. Elle rôdait avec un groupe de garçons qui s'avérait être son fournisseur en drogue. Jamais le papa avait imaginé que sa fille était toxicomane. En règle générale, les parents sont les derniers au courant du drame de leurs enfants. Absorbés par les aléas de la vie, ils sont démissionnaires. “C'est pour cela que nous essayons de les sensibiliser à travers leurs associations. Nous alertons aussi les imams, les présidents des comités de quartier…”, observe le chef de la cellule de Dar El Beïda. Mais, à ses yeux, le message peine à passer. “Les chefs des comités de quartier ne font pas leur travail”, accuse-t-il. Ce sont pourtant dans les quartiers que se déroule l'essentiel du négoce. C'est aussi en bas des immeubles des cités que les plus jeunes sont initiés au shit. Parmi les clients, les dealers trient leurs relais à l'intérieur des établissements. Les services de sécurité sont unanimes : la vente de drogue se déroule aussi dans les cours de récréation et sous les pupitres des salles de classe. La première djebda est proposée gratuitement. Roulé par une main experte, le joint fait le tour du groupe de copains. Les profanes ayant pris goût à la cigarette magique deviennent des clients de choix. “Malheureusement, nous ne pouvons pas intervenir dans l'enceinte des écoles. Ce qui s'y passe est sous la responsabilité exclusive du ministère de l'éducation”, commente le chef de la sûreté de la daïra de Bouzaréah. À l'extérieur, les responsables de la DGSN tentent de quadriller la périphérie des établissements. “C'est notre préoccupation fondamentale”, assure le commissaire principal de Dar El Beïda. Bien qu'il n'existe aucun dispositif spécial de sécurité, des précautions sont prises. À titre préventif, les vendeurs à la sauvette de cigarettes sont systématiquement délogés des alentours des écoles. Des patrouilles y sont organisées. Des rafles peuvent avoir lieu également. Mais l'essentiel du travail est confié à la brigade des stupéfiants et aux renseignements généraux. Des filatures ciblent les dealers récidivistes. Les élèves arrêtés en possession de drogue sont soumis à des examens de situation et à des interrogatoires permettant de remonter les filières de distribution. Il arrive que d'anciens consommateurs deviennent des informateurs. “Ils viennent nous voir quand ils remarquent quelque chose”, notent de concert les chefs des cellules de Bouzaréah et de Dar El Beïda. Cependant, la répression comme la prévention semblent encore inefficaces. “Le marché de la drogue est le troisième dans le monde après celui des armes et du pétrole. Chez nous, il touche toutes les catégories sociales. Hors de l'école, les élèves sont des citoyens comme les autres”, épilogue Rachid Touzouirt. Une façon à lui de dire qu'il est impossible de mettre un flic derrière chaque écolier. Moins alarmé, son supérieur assure que les portes de la police sont ouvertes pour prendre en charge les affaires de drogue en milieu scolaire. Mais, pour le moment, dit-il, aucun directeur d'établissement n'a porté plainte. Il règne comme une omerta dans les murs gris des institutions éducatives. Tenus en respect par les sacro-saintes franchises scolaires, policiers et gendarmes y font uniquement des incursions didactiques. À Dar El Beïda, les animateurs de la cellule d'écoute réfléchissent à un partenariat avec les compagnies de téléphonie mobile pour envoyer des SMS de prévention sur les portables des élèves. Des ultimes bouteilles à la mer ! S. L. Lire tout le Dossier en cliquant ici