Le tablier métallique et le poste à souder de Zabana ont été conservés et exposés à l'usine. Sa maison natale va devenir très probablement un musée. Et Djeniène Meskine s'est agrandi. C'est presque un chef-lieu de commune, mais qui dépend toujours de Zahana. Avez-vous entendu parler de “Ghar Boujlida” ? Et d'abord, ce bled paumé, vous dit-il quelque chose ? Si tant est une caverne à chauves-souris puisse dire quoi que ce soit. Et la mare d'eau, vous rappelle-t-elle quelque chose ou quelqu'un en particulier ? La question s'adresse en fait beaucoup plus aux quinquagénaires grisonnants qui ont connu la colonisation qu'aux jeunes qui ont sans doute d'autres sillons à creuser sur la terre molle de leur devenir. Un personnage pourtant reste indissociable de cette mare et de cette caverne, indissociable de cette région de l'Oranie qu'est Saint-Lucien, de par son aura, de par sa légende : Zabana, le premier martyr guillotiné par la France pour l'exemple. Histoire d'un homme, géographie d'un hameau qui aurait pu parfaitement s'appeler Saint-Lucien-les deux caves, compte tenu de la vocation foncièrement viticole du terroir et dont l'activité principale tournait effectivement autour de deux caves, la sienne et celle d'El Gaâda. Saint-Lucien, c'est le landernau cotonneux qui va de l'actuel Zabana à l'ouest d'Oran, passe par Djenième El Meskine en longeant le bord de la nationale et s'arrête net à Makédra, soit 183 kilomètres carrés de vals, de vallons et de petites plaines mal loties. Les deux premiers villages ont ceci de commun, ils ne vivent et ne respirent (avec difficulté pour les allergiques) que grâce à la cimenterie). Elle est une institution, cette usine ! Elle a embauché les pères, fait travailler les fils, occupe parfois les grands-pères. Elle n'est peut-être pas aussi vieille que Mathusalem mais cela fait des années qu'elle crapahute et qu'elle tousse par toutes ses cheminées. Selon des sources très au fait de la question, elle serait un don du sénateur américain Marshall dont le plan aurait même participé à la réalisation d'un segment de la rocade de Tiaret. Revenons maintenant à cette cimenterie qui va faire parler d'elle comme vous allez le voir plus loin. Au départ, elle s'appelait La Cado (Ciment artificiel de l'Oranie) et ce nom va être tellement utilisé qu'il se confondra avec la région, pourtant agricole. Ce ne sera qu'en 1963, par arrêté de la délégation spéciale, que le village de Saint-Lucien sera baptisé au nom de Zahana en hommage à Zabana dont ce serait le véritable nom a priori. Zabana en réalité est né à Djeniène El-Meskine… à 200 mètres de la cimenterie, dans un douar né grâce à l'usine, à moitié recroquevillée aujourd'hui autour de son immense cheminée. Des tonnes de poussière pleuvent tous les jours sur les murs, les toits, les façades, les têtes et la palissade du bourg. Elles pleuvent par tous les temps, ces saletés. À tel point que tout ce qui vit à 3 km de cette gueule grise se recouvre systématiquement d'une fine particule couleur cendre. C'est là, dans cette monotonie si chère à Emile Zola que Zahana s'éveille au dur métier de la vie. En 1951, il est recruté en qualité d'apprenti-soudeur. Il apprend vite. Assimile très facilement. Jusqu'en 1953, le jeune Zabana perfectionnera son métier, aidé en cela par un tourneur du monde, Stambouli. Entre les deux hommes, le courant passe. On parle à voix basse d'istiqlal, on rêve à voix haute d'indépendance. Zabana ira jusqu'à fabriquer à partir de copeaux métalliques une petite bombe artisanale, quand le contremaître est occupé et que la vigilance est relâchée dans l'atelier. Zabana veut tout de suite en découdre avec la France. Il forme un commando de choc et passe à l'action. Trois jour après la Toussaint de cette année 1954 et sans attendre, le commando tue le garde-forestier Braun près de la mare d'eau, s'empare des armes stockées dans sa remise et se retranche à Ghar Boujlida, un PC sombre envahi de chauves-souris. Aussitôt l'alerte est donnée. Entre les assaillants armés jusqu'aux dents et soutenus par un impressionnant matériel mécanique et le commando encerclé, le feu fait rage. Au quatrième jour, Abdelkader Brahimi, armé d'un Stern, tente une sortie et mitraille, poitrine nue, tout ce qui bouge et porte képi. Il est abattu. C'est la fin pour les hommes du commando. Zabana sera arrêté, atrocement torturé, condamné à mort et exécuté le 19 juin 1956. De Zabana que reste-t-il aujourd'hui ? Le tablier métallique et le poste à souder de Zabana ont été conservés et exposés à l'usine. Sa maison natale va devenir très probablement un musée. Et Djeniène El Meskine s'est agrandie. C'est presque un chef-lieu de commune, mais dépend toujours de Zahana. Pour faire profiter tout le monde de la manne du ciment, l'usine, en accord avec les élus, a mis au point un système ingénieux : elle recrute des vacataires pour deux mois dans chaque commune à tour de rôle. Le souvenir de la Sonitex, qui a mis les clefs sous la paillasson avec 1 200 travailleurs à bord, pas très loin à Tlélat, fait peur encore aujourd'hui. Comme l'amiante qui est produit au complexe. Sur ce plan, le directeur général est catégorique : “Que les gens se rassurent. Nous produisons du ciment amiante qui sert essentiellement à la fabrication des buses souterraines pour l'alimentation en eau. Il n'a donc aucun danger d'inhalation par les poumons. Nous sommes loin des grands producteurs mondiaux comme le Canada, le Brésil ou le Zimbawe”. Amiante ou non, l'usine pour l'instant pollue tous les jours et empeste l'atmosphère des riverains, sans compter la santé de la planète. MUSTAPHA MOHAMMEDI