Pour les citoyens d'Oran, ces trois journées furent un intermède qui leur a permis, une fois de plus, de constater tout ce qui les sépare des décideurs. Quarante-huit heures après la visite du président Bouteflika, Oran garde encore les traces de cette visite. Les fanions multicolores flottent toujours au vent, les stèles de marbre sur les chantiers où s'est effectuée la pose de la première pierre paraissent décidément bien froides. La circulation des véhicules a été libérée sur tous les grands axes et le taux d'occupation au mètre carré des policiers a chuté considérablement. Les Oranais vont profiter encore, pour quelque temps, du blanc immaculé de la chaux sur les arbres et les bas-côtés, et de la disparition des sachets en plastique et des déchets jonchant les espaces verts et les trottoirs. Durant ces trois jours encore, les Oranais ont été les spectateurs, les observateurs d'une Algérie qui n'a pas été la leur, où l'agitation et la surexcitation qui avaient précédé cette visite présidentielle les avaient déjà laissés de marbre. Durant ces trois jours, il y a eu la preuve d'une ville qui tourne le dos à ses habitants depuis des années. Et, en cela, beaucoup se disent convaincus que rien ne changera véritablement. “Vous savez, pour faire croire que ça marche, ils vont changer quelques responsables qu'ils remplaceront par d'autres... Personne ne rendra des comptes !” pense Kamel, un jeune ingénieur qui aimerait bien se marier mais qui n'a pas de logement. Sentence teintée de fatalisme, et de désabusement qui se retrouve dans la bouche de bon nombre d'Oranais. La bonne gouvernance qui s'affiche dans le discours des pouvoirs publics et des responsables, les citoyens ne la voient pas autour d'eux, dans leur vécu quotidien comme nous l'explique, à sa façon, Mohamed, enseignant universitaire, “cela fait des mois qu'ils préparaient la venue du président à l'IGCMO (ex-campus de l'USTO)... Cela fait des années que les murs n'avaient pas été repeints, c'est toujours ça de gagné...” Puis plus sérieusement, notre interlocuteur rajoute : “Ce bassin de carène qui a été montré au président pour le génie maritime, dans le passé, ils en avaient construit plusieurs sur un autre site. Ils avaient dépensé des milliards pour cela puis tout a été abandonné... Ils les ont remplis et aujourd'hui ils ont tout recommencé en dépensant à nouveau des milliards pour quelque chose qui avait existé et que l'on avait abandonnée... Et tout le monde fait comme si de rien n'était... Tout le monde est complice !” Cette gabegie, cette gestion inique a donné lieu plus particulièrement à une scène que notre télé nationale n'a pas manqué de montrer, comme un message subliminal que l'on voulait faire passer à l'Algérie profonde. C'est la scène, ou la colère du président à l'adresse du wali et du ministre de l'Intérieur, en dénonçant la vente par adjudication de terrains se trouvant sur l'axe de l'autoroute faisant du patrimoine public. Des terrains de plus de 5 000 m2 destinés à recevoir des commerces, des show-rooms... des espaces censés créer de l'emploi et de la richesse pour la communauté. Une scène télé mémorable Dans les cafés, tout le monde, jeunes et moins jeunes, répétait la scène avec un air goguenard et c'est un étudiant qui aura “la pensée la plus cartésienne”. Il ne s'interrogeait pas, en fait, sur cette scène, sa signification ou sur les conséquences qu'elle pourrait avoir mais sur les raisons qui font qu'elle a été montrée intégralement sur l'unique. Pour l'un d'entre eux, il y voit même, nous dit-il, une mise en scène. “Comme le système a toujours su mettre en place...”, nous explique-t-il très convaincu. Mais là encore les réactions et les analyses de “monsieur Tout-le-monde” sont bousculées par d'autres interrogations qui restent sans réponse. Réaction au demeurant normal, s'agissant du chef de l'Etat. Passé le fait que le premier magistrat du pays soit réduit à inaugurer des routes qui sont en service depuis des mois, des lycées insipides et des auberges de jeunesse quelconques, ou encore des chantiers de logements que les acquéreurs attendent depuis des lustres, ce sont les citoyens eux-mêmes qui ont pu ramener les choses à leur juste place lorsque les habitants des Planteurs ont manifesté leur colère et leur désarroi, suivis plus tard par la présence d'autres manifestants qui, par groupes, tout au long du cortège ont brandi leurs pancartes revendicatrices : logements, salaires et dignité, la triptyque algérienne. En effet, pour des dizaines de familles des Planteurs, qui vivent dans la rue depuis leur expulsion de leurs habitations rasées, le droit au logement et à une vie décente se suffira-t-il de la promesse d'une enquête comme nous l'a confirmé l'un de ses pères de famille qui pour 12 personnes, s'est vu attribuer un F2. “Le président nous a promis une enquête quand nous lui avons dit ce qui s'est réellement passé ici à Oran… Il va y avoir une enquête mais moi avec ma femme et mes enfants qu'est-ce que je ferai en attendant ? Oua lâ belna, les enquêtes fi bledna, ça ne donne jamais rien !” Le décalage est grand entre ce vécu et ce que les responsables locaux ont tenté de montrer, de faire croire à une délégation qui fermait les yeux en fait. Les Planteurs, un symbole Les projets d'embellissement des grands boulevards, la projection de nouveaux centres urbains, magnifiques que sur maquette, tout cela n'a pas tenu face à la réalité qu'on a vue sur le bord de routes. Cette intrusion des citoyens, la plus importante fut celle, en effet, des habitants des Planteurs qui ont ainsi réussi à prouver qu'ils “existent”. Cette réalité a été effleurée par le ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales, M. Zerhouni, qui, lors de son point de presse, a dressé succinctement le bilan de la wilaya. Soulignant lui-même que dans bien des domaines, la wilaya accuse des retards de développement en dépit “des potentialités et des atouts uniques qu'elle recèle”. Ainsi, avec toutes les zones industrielles et d'activité implantées dans la wilaya d'Oran, le taux de chômage qui sévit, soit 14%, dépasse de loin le taux à l'échelle nationale. Le taux d'occupation par logement aussi est au-dessus de la moyenne nationale, avec 5,7%. Le taux de raccordement à l'AEP n'est que de 89% dans une zone à très forte urbanisation puisque plus de 70% de la population de la wilaya se trouve en zone urbaine. Plus grave, ce sont plus de 12 000 familles à Oran qui vivent dans des habitations précaires. Le programme de logements dans la wilaya, qui est de 31 000 logements à réaliser d'ici 2009 dont 20 000 unités LSP, ne suffit pas pour satisfaire les énormes besoins induits par des années de retard. La pléthore de promoteurs immobiliers privés qui sont censés apporter leur savoir-faire et renforcer les potentialités de réalisation ont été recadrés à leur juste niveau par le président qui a lâché sur un ton coléreux : “Ils font leur beurre sur le dos de l'Etat, les plus riches s'enrichissent et les plus pauvres s'appauvrissent…” Dans le secteur de l'éducation, lorsque le président a inauguré des établissements scolaires, l'on apprend que le nombre d'enfants par classe en moyenne est de 34 ! Le plus grave reste dans le secteur de la santé qui s'avère incapable de répondre aux besoins de santé de la population et d'assurer la prévention de ces mêmes populations dont le taux de mortalité de 4,6% est bien au-delà de la moyenne nationale. Qui a pu oublier la peste à Khaïlia, qui a pu oublier les milliards de l'EHU qui ne fait que des consultations et qui ressemble beaucoup plus à une sorte d'hôtel de luxe, qui a pu oublier les malades du sida, à qui l'on a été incapable d'assurer le traitement de la trithérapie, en dépit des milliards de fonds prévus à cet effet par l'ONU Sida ? Qui a pu encore oublier la pauvre vieille Aïcha Seddiki, expulsée sur une civière de sa demeure en ruine et “jetée avec ses deux fils attardés mentaux à Diar Errahma ?”, alors qu'elle avait plus que quiconque droit à un logement, et l'on attend maintenant qu'elle meure dans une institution sociale à l'algérienne, loin des regards. Une façon ainsi bien pratique de régler “son cas”. 18 milliards, mais rien pour les pauvres Alors, lorsque la presse a encore annoncé qu'au terme de cette visite l'Etat accordait au titre de programme complémentaire la somme de 18 milliards, l'unanimité est faite : “C'est pas le pauvre meskin, le guellil, qui va profiter de cet argent !” Toutes ces situations, en fait connues par les autorités centrales, le ministre de l'Intérieur ne voudra pas trop en fait s'y attarder, lorsque les journalistes se font plus précis en lui demandant tout simplement le pourquoi du fait que la deuxième grande ville d'Algérie n'a pas depuis, un an, de chef de daïra, ce qui fait que les pouvoirs décisionnels sont concentrés au niveau du wali. Pour les citoyens d'Oran, ces trois journées étaient un intermède qui leur a permis, une fois de plus, de constater tout ce qui les sépare des décideurs. Et c'est ce qui réapparaît dans toute sa dimension, le taux d'abstention chaque fois plus élevé lors des élections. Le ministre de l'Intérieur, Yazid Zerhouni, a longuement expliqué ce phénomène lors d'un point de presse tenu lors de la visite présidentielle. Il avait annoncé une enquête nationale pour déterminer les changements de lieu de résidence, qui seraient à l'origine du taux important de l'abstention. Mais il faut dire que la balle est dans le camp des responsables locaux qui se refusent d'appliquer comme il se doit les décisions du gouvernement et ceci ne fait que discréditer davantage l'action de l'Etat envers les Algériens. F. BOUMEDIENE