Le scénario kenyan n'est pas unique. Hors vieilles démocraties, la tentation de garder le fauteuil présidentiel est une constante. Au moins 250 personnes ont été tuées au Kenya depuis le 27 décembre dans les émeutes qui ont accompagné la réélection du président Mwai Kibaki, plongeant le pays dans le chaos et dont le résultat a été mis en doute par l'opposition kényane et par des capitales occidentales. Odinga accuse Kibaki d'avoir fraudé pour lui voler la victoire. Ce scénario n'est pas unique au Kenya. Partout dans les pays hors vieilles démocraties, les élections sont suspectées et contestées souvent avec violence. C'est même récurent : les successions se déroulent, en général, très mal et cela malgré leur caractère pluraliste. Depuis les années 1990, il n'y a eu qu'un coup d'Etat en Afrique, en Mauritanie, encore que les élections devaient reprendre moins d'une année, sans la participation de ses auteurs. Et pourtant, la compétition partisane n'est pas nouvelle dans les pays hors vieilles démocraties, du moins vue dans leurs aspects formels et procéduriers. Mais, et c'est la raison de ces flambées postélectorales, les pouvoirs en place finissent par instaurer des formules de gouvernement autoritaire propices à tous les dépassements et, in fine, à des violations des règles élémentaires de la démocratie. C'est pourquoi, ces pays se retrouvent, malgré la vague de transitions démocratiques et de promesses d'élections libres et honnêtes, à la case des années post- indépendance où l'acte électoral n'était qu'une sinécure, sinon un symbole. Hormis le géant sud-africain Mandela, qui s'était volontairement contenté d'un seul mandat, partout ailleurs, ses homologues ont été tentés par des révisions constitutionnelles et d'autres subterfuges, pour ne pas quitter, lâcher le fauteuil. L'urne électorale dans ces pays n'a pas eu la même trajectoire que dans les veilles démocraties où le vote est une action structurant les compétions politiques et le système partisan. La montée en puissance, fulgurante du multipartisme dans ces pays, n'a pas été accompagnée par la participation politique des populations et ses acteurs ont tendance à se refermer sur les luttes politiciennes. Alors, les pouvoirs ont eu toute la latitude pour étendre leur emprise, sans débat public, et les idées de compétition et de responsabilité politiques ont été vite évacuées et remplacées par des rituels de légitimation aboutissant à forcer le consensus démocratique et à isoler, voire interdire, toute forme d'opposition. Et ce schéma n'est pas caractéristique de l'Afrique et des autres continents du tiers- monde. La Russie, pourtant une grande nation dans le sens moderne du terme, n'y a pas échappé. Le président Poutine n'a pas tripatouillé la Constitution mais il a organisé sa succession d'une manière autoritaire, ne laissant aucune marge à ce qui lui est différent en invoquant le motif de "menaces" visant la stabilité retrouvée de son pays ! Dans ces pays, les compétitions partisanes sont, soit entretenues dans des formes procédurières par les présidents en exercice chez lesquels le vote reste un acte de soumission, soit le multipartisme dégénère dans la violence extrême comme ce fut le cas en Côte- d'Ivoire et, aujourd'hui, au Pakistan. Le résultat est effarant : au lieu de voir s'instaurer les idées de la démocratie, il s'est développé chez les peuples de ces pays la méfiance à l'égard de la politique générée, il ne faut pas l'oublier, par l'autoritarisme et d'autres effets déstabilisants telles que la régression socio économique et la désagrégation de l'autorité de l'Etat dans son acceptation d'Etat de droit. C'est ainsi qu'après l'enthousiasme des ouvertures des années 1990 et le regain d'intérêt pour la politique qui s'ensuivit, la médiocrité des changements de la vie quotidienne et le cynisme de nouveaux élus, a renforcé le scepticisme dans plusieurs pays. Pourtant, ces pays ont eu leurs heures de démocratie. Pourquoi la liberté n'est pas une invention de l'Occident ? est un titre plutôt provocateur pour un petit ouvrage riche en enseignements, écrit par Amartya Sen. Ce penseur indien auréolé d'un prix Nobel en économie (1998), dit que la démocratie a existé en Inde, en Chine, chez les Mongols et en Afrique et, “sans aucun lien avec l'histoire de l'Occident”. On soutient même que certaines de ces expériences ont eu lieu alors que l'Europe, berceau de la démocratie et des droits de l'homme, était une terre peuplée de barbares et organisée uniquement sur la base de rapports de force. D. Bouatta