L'expérience kenyane a vécu. Et de quelle manière ! Des centaines de morts, des fractures importantes au sein de la classe politique, et entre celle-ci et l'opinion, qui s'est d'ailleurs déclaré dimanche prête à se battre pour faire respecter son choix. Depuis le 27 décembre dernier, jour des élections générales au Kenya, on se demande où est la vérité, puisque chaque camp revendique la victoire, et, plus grave encore, la mission d'observation de l'Union européenne pourtant présente sur le terrain, demandait hier l'ouverture d'une enquête indépendante sur les résultats de la présidentielle remportée officiellement par le chef de l'Etat sortant Mwai Kibaki. « Nous estimons indispensable qu'une enquête impartiale sur l'exactitude des résultats de la présidentielle soit menée et que les résultats de tous les bureaux de vote soient publiés afin de permettre la tenue d'une enquête indépendante », a déclaré lors d'une conférence de presse le chef de la mission de l'UE, Alexander Graf Lambsdorff. Plus que cela ajoutera-t-il, « les élections générales de la République kenyane n'ont pas respecté les critères internationaux et régionaux d'élections démocratiques », a-t-il ajouté, réitérant les critiques de l'UE sur la crédibilité des opérations de dépouillement notamment. Au bout du décompte qui a été finalement contesté, le candidat malheureux et chef de l'opposition Raila Odinga avait accusé dimanche M. Kibaki de fraude sur au moins 300 000 voix. L'écart officiel entre les deux candidats est de 231 728 voix. Le camp du président sortant a démenti toute fraude, accusant en retour l'opposition d'avoir triché. Le déroulement de ces élections a suscité de vives critiques internationales. Faisant écho aux critiques européennes, les Etats-Unis, qui avaient dans un premier temps félicité dimanche M. Kikabi pour sa réélection, se sont déclarés lundi « très inquiets » du déroulement du scrutin, allant jusqu'à retirer leurs félicitations au chef de l'Etat kenyan. A Londres, le ministre britannique des Affaires étrangères, David Miliband, s'est déclaré « atterré » par ces violences, appelant les leaders politiques du pays au dialogue, alors que le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, a déploré les pertes en vies humaines et exhorté les forces de sécurité à la retenue. En effet, et quelques minutes après l'annonce de la victoire de M. Kibaki dimanche, des émeutes meurtrières éclatent dans les fiefs du candidat de l'opposition, à Kibera, plus grand bidonville de Nairobi, et dans plusieurs villes de l'Ouest. Comme à Kisumu, des violences se sont déroulées dans la nuit dans le plus grand bidonville de Nairobi, Kibera, dont M. Odinga est le député. Depuis ce jour, le Kenya a vécu dans la nuit de lundi à mardi une nouvelle nuit d'émeutes et de violences interethniques qui ont fait 251 morts, suscitant l'inquiétude de la communauté internationale sur l'avenir d'un pays considéré comme un havre de stabilité. Les nouvelles victimes de la nuit portent à 251 le nombre de morts dans les violences qui secouent le Kenya depuis les élections générales du 27 décembre, selon un bilan établi à partir de sources policières et de la morgue de Kisumu. Des rivalités ancestrales La fracture n'est pas seulement politique, elle est aussi interethnique. La traditionnelle rivalité des ethnies, dont sont issus Mwai Kibaki et Raila Odinga, contribue à alimenter les violences actuelles. Un sondage de l'Institut international républicain en septembre montrait que 38,4% des Kenyans interrogés considéraient l'origine ethnique d'un candidat déterminante pour leur choix, devant la personnalité, ou le programme. Des rivalités ancestrales opposent Luos et Kikuyus, qui ont perduré depuis l'indépendance acquise de Londres en 1963. Mais le facteur ethnique n'est pas le seul à jouer. L'extrême misère régnant dans les grands bidonvilles de la capitale en fait des poudrières prêtes à exploser à tout instant.` Et le conflit qui oppose MM. Odinga et Kibaki, un temps alliés, est avant tout de nature politique. Vétéran de la classe politique kenyane, le président Kibaki a été auparavant ministre de ses deux prédécesseurs — Jomo Kenyatta, « le père de l'indépendance », et Daniel Arap Moi — et a été associé au pouvoir dès les années 1960. A contrario, Raila Odinga, emprisonné pendant 9 ans, incarne l'opposition irréductible au régime issu de l'indépendance et a repris le flambeau de son père Jaramogi Oginga Odinga. Militant indépendantiste, Oginga Odinga, s'opposa constamment à Jomo Kenyatta puis à Daniel Arap Moi, qui le fit emprisonner en 1982 en l'accusant d'être mêlé à une tentative avortée de coup d'Etat. Ce qui réduit d'autant l'emprise ethnique pour replacer le débat actuel dans son cadre naturel, celui de la politique, avec son schéma classique, celui de l'accession et du maintien au pouvoir.