L'historien français Henri Pouillot, auteur d'un livre dénonçant les tortures pratiquées par l'armée française en Algérie, a estimé hier que le projet de loi sur les archives “met toujours une chape de plomb” sur des documents nécessaires à la recherche historique, notamment en ce qui concerne les crimes coloniaux. Interrogé par l'APS sur l'examen, hier par l'Assemblée nationale française de ce projet de loi, fortement contesté par les historiens et chercheurs qui ont dénoncé des “dispositions portant gravement atteinte à la liberté d'écriture et à la recherche historique”, M. Pouillot a indiqué que de nombreux documents dits non communicables à la recherche historique “gardent en secret des réalités sur les massacres du 8 Mai 1945 à Sétif, ou ceux du 17 Octobre 1961 à Paris, et ceux traitant des cas de torture par l'armée française, notamment à la Villa Suzini d'Alger”. Il a ajouté que ce verrouillage de l'information concernant ces faits d'histoire est lié au fait que “beaucoup de noms sont mis en cause et qu'il faudrait, pour certains cas, attendre jusqu'à 120 ans pour prendre connaissance de la vérité”. Après avoir été amendé par le Sénat le 8 janvier dernier, le texte, soumis à l'Assemblée nationale française, a soulevé de vives polémiques du fait notamment que des délais de communication des documents archivés aient été allongés. Un amendement sénatorial prévoit que certains documents contenant une “appréciation ou un jugement de valeur” sur une personne ne deviennent consultables qu'au bout de 75 ans contre 60 actuellement. Dans une pétition signée par plusieurs milliers de chercheurs, historiens, généalogistes, sociologues et simples citoyens, l'Association des usagers du service public des Archives nationales (Auspan) s'est inquiétée de “dispositions qui portent gravement atteinte à la liberté d'écriture et à la recherche historique” et restreignent “de façon arbitraire le droit d'accès des citoyens aux archives publiques contemporaines (depuis 1933)”. Cette association a relevé cinq dispositions jugées inquiétantes, susceptibles de paralyser la recherche historique, dont la création d'une catégorie d'archives incommunicables, l'instauration d'un nouveau délai de non-communicabilité d'archives pendant 75 ans, ce qui allonge de 15 ans le délai interdisant l'accès à toute une série d'archives jugées sensibles dont certaines sont aujourd'hui librement communicables, et une aggravation des conditions permettant aux chercheurs d'utiliser des documents obtenus par dérogation. Elle en a déduit que “les nouvelles dispositions prévues par ce texte sont extrêmement graves et traduisent une défiance inquiétante de la part des pouvoirs publics envers la communauté des chercheurs”. L'historien Vincent Duclert a, de son côté, dénoncé “un culte du secret visible jusque dans la rhétorique du projet et qui apparaît de fait comme une justification d'un projet résolument obscurantiste”. Il a estimé qu'au-delà d'“une discussion qui semble ne concerner que les spécialistes, une telle loi menacerait la recherche en histoire” et qu'un “tel projet conforte le rejet de l'histoire critique”, particulièrement celle liée aux crimes coloniaux. La Ligue française des droits de l'Homme ainsi que le Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire (CVUH) ont également exprimé leur inquiétude à l'égard de ce projet de loi qui introduit de nouvelles dispositions restrictives telles que la catégorie d'archives “incommunicables” mettant, selon eux, une chape de plomb sur “des périodes aussi sensibles que Vichy, ou la guerre d'Algérie. Certaines archives concernant cette dernière période (colonisation) ne seraient ainsi disponibles qu'en 2037”. “Créer des archives non communicables constitue une véritable absurdité”, a noté l'historienne Annette Wieviorka, se demandant “à quoi bon conserver des documents s'il est impossible d'y accéder ?” Le professeur d'histoire contemporaine Jean-Marc Berlière a souligné qu'“on nous parle sans cesse de devoir de mémoire. Mais encore faut-il nous en donner les moyens”. Pour sa part, l'Association Liberté d'informer, qui regroupe des journalistes, parlementaires, éditeurs, juristes et représentants de la société civile, a dénoncé un texte “visant à considérablement limiter l'accès aux archives”. Alors que le gouvernement français a fait valoir l'esprit d'“ouverture” de ce projet de loi, l'opposition socialiste s'est inquiétée de l'évolution de ce texte amendé, appelant à “la vigilance des parlementaires”. Synthèse R. N./APS