Le Front Polisario souhaite impulser la vie aux territoires libérés, abandonnés par leurs habitants au début du conflit armé contre l'Espagne d'abord, puis le Maroc ensuite. Des Etats, acquis à la cause sahraouie dont l'Algérie, l'Afrique du Sud, Cuba et le Venezuela, financent des projets de construction du siège du Parlement, d'un barrage, d'une mosquée… à Tifariti. Pour l'heure, des militaires et des bédouins peuplent la localité. La route est longue entre Tindouf, ville frontalière qui abrite plusieurs camps de réfugiés sahraouis, et Tifariti, centre de vie phare du territoire libéré du Sahara occidentale. Les dix heures de trajet, à bord de véhicules Toyota, qui avalent les kilomètres à la manière et à l'allure des voiturettes du grand huit, ont épuisé durement le physique des dizaines de journalistes et personnalités qui se rendaient à destination de la base militaire pour assister aux festivités du 35e anniversaire du déclenchement de la lutte armée et la création du Front Polisario. À quelques encablures du village, notre véhicule s'ensable. Le reste du convoi passe sans s'arrêter. L'extrême fatigue a eu raison de la solidarité de tous les compagnons de voyage, y compris les organisateurs de la manifestation. Le chauffeur et ses passagers se retrouvent seuls dans l'immensité du désert. Ne comptant plus que sur leurs propres capacités, ils manœuvrent tant bien que mal pour sortir la Toyota de son piège de sable. Au fur et à mesure que le temps s'égrène et que les tentatives échouent, les nerfs lâchent. Au désespoir d'une situation qui semble inextricable, le bruit d'un moteur se fait entendre dans le silence de la journée finissante. Un jeune sahraoui s'arrête et s'enquit de l'origine de la panne. Visiblement rôdé à ce type d'accident, il conseille de mettre sous les roues des branchages puis de démarrer doucement, et le véhicule s'ébranle comme par magie. Tifariti n'est plus qu'à 5 kilomètres. Il faudra, pourtant, au chauffeur presque une demi-heure pour l'atteindre. Par deux fois, il se trompe de chemin. Quand le camp de tentes devient enfin visible, les sourires reviennent sur nos visages crispés par la fatigue et figés par la poussière. L'on nous attribue la tente n°38, qui nous paraît providentielle après les difficultés du voyage. Na Selma et deux jeunes filles nous attendaient avec un plateau de thé. Notre hôtesse a fait le déplacement des camps de Smara (à 200 kilomètres de Tifariti), à bord d'un camion. Son voyage a duré trois jours, dans des conditions nettement plus pénibles que celles que nous avions connues dans la journée. Elle a ramené avec elle des matelas, des couvertures et quelques ustensiles de cuisine. Chaque famille sahraouie devait veiller, ainsi, au confort — tout relatif au demeurant — de quelque 300 invités du Front Polisario. C'est là la contribution du petit peuple dans le combat pour la libération du Sahara occidental de la domination marocaine. Tout au long des trois jours à Tifariti, pas une fois Na Selma ne s'est plainte pour quelque motif que ce soit. Le désir d'une patrie Son attitude est calme et posée. Pourtant, elle est animée, autant que le reste de son peuple, par le désir d'avoir une patrie enfin admise parmi les Etats formant la communauté internationale. Pour l'heure, environ 80 pays reconnaissent officiellement l'existence de la République arabe sahraouie démocratique. L'Algérie est le premier Etat à accueillir, sur son sol, une représentation diplomatique de la RASD. L'Afrique du Sud ferme, jusqu'alors, la liste. Le rêve de l'après-indépendance alimente l'imaginaire des Sahraouis, vivant dans les camps de réfugiés au sud de l'Algérie et aux frontières avec la Maurétanie. Ces populations, qui résident dans le désert dans une précarité presque indécente malgré les aides humanitaires qui affluent régulièrement, se projettent surtout sur les côtes de El Ayoune, actuellement sous domination marocaine. Cette cité et les villes voisines sont considérées comme les plus belles terres du Sahara occidental. “Quand nous récupérerons les territoires occupés, nous vous inviterons à la plage là-bas”, promet notre chauffeur, nettement plus enclin à la confidence sur le chemin du retour. Il nous parle des ressources halieutiques (il semblerait que les eaux sahraouies sont très poissonneuses) et des minerais dont le sous-sol du Sahara occidental regorge. Notre interlocuteur évoque le fer, le zinc et le phosphate. “Nous avons un pays riche”, ajoute-t-il, ignorant peut-être que le Maroc exploite ces richesses naturelles avec la duplicité des compagnies occidentales, avec lesquelles il a conclu des contrats en bonne et due forme. Pour tout le peuple sahraoui, l'indépendance est “une réalité incontournable”. Si les dernières négociations entre les deux parties en conflit, entamées il y a une année sous l'égide du secrétaire général des Nations unies, échouent, le retour vers les armes serait inévitable. D'ailleurs, les jeunes ne jurent que par la lutte armée, en prenant exemple sur notre propre Guerre de libération nationale. Habités par la hargne des gens spoliés de leur liberté, ils ont la certitude de gagner la guerre même si leur armée est moins puissante que celle de l'ennemi. Les autorités sahraouies donnent l'impression de privilégier plutôt la solution diplomatique. D'autant que le droit à l'autodétermination du peuple sahraoui est défendu par l'ONU. Reste à transcender les tergiversations du Maroc à ne pas concéder le principe, dans l'espoir de rendre “applicable” en fin de compte, son “plan d'autonomie”. Le processus de pourparlers entre les belligérants étant en cours, le Front Polisario souhaite impulser la vie aux agglomérations abandonnées par leurs habitants, au milieu des années 1970. Reconstruction et repeuplement des territoires libérés Le 12e congrès du Front Polisario, tenu en décembre dernier, a adopté des résolutions qui consistent en la reconstruction et le repeuplement des territoires libérés, lesquels s'étalent sur une région désertique représentant environ 20% de la superficie globale de l'ancienne colonie espagnole. Le ministre sahraoui chargé de l'Urbanisme, M. Salek Bobih Youcef, nous a annoncé que le Front Polisario a obtenu le financement de plusieurs projets à réaliser à Tifariti. “Nous avons commencé par construire les infrastructures de base et les services à Tifariti, qui servira de ville type”, a-t-il indiqué. Un hôpital et une école ont déjà pris forme, en contrebas des ruines des maisons détruites par les bombardements de l'armée marocaine en 1976. Les travaux du siège du Parlement, d'un barrage, d'un complexe sportif, d'une mosquée, d'une bibliothèque et d'une ferme, seront lancés incessamment. À ce noyau basique sera intégré un premier quota de 200 logements. “Nous voulons marquer la souveraineté de l'Etat sur les parties libérées du Sahara occidental”, explique le ministre de l'Urbanisme, qui rappelle que le Royaume menace, à chaque fois que le Front Polisario prépare une manifestation d'envergure sur ses terres. Il informe que les dirigeants du Front Polisario ont demandé des aides financières, pour la concrétisation de ces projets, aux pays acquis à la cause sahraouie, c'est-à-dire l'Espagne, l'Algérie, l'Afrique du Sud, le Venezuela et Cuba. “Nous avons obtenu ces aides au début de l'année en cours”, ajoute notre interlocuteur, qui n'a pas voulu s'exprimer sur le montant des crédits — non remboursables — débloqués. Le repeuplement de Tifariti est en soit un défi. Pour l'heure, des militaires et des bédouins sont les inconditionnels habitants de la région. Keltoum Selma Bouna, 55 ans, a dressé, en 1996, soit cinq ans après l'entrée en vigueur du cessez-le-feu, une tente à quelques kilomètres du chef-lieu de Tifariti. Enfant dans les années 1960, elle a accompagné sa famille venue s'installer dans cette localité. “Nous avons quitté le village en 1976 au début de la guerre pour le camp des réfugiés de Smara (à Tindouf, ndlr). Je suis revenue, il y a plus de dix ans, avec mes trois filles à la mort de mon mari, en même temps que trois autres familles”. Les autorités approvisionnent ces foyers en denrées alimentaires (le peuple sahraoui ne subsiste que grâce aux aides humanitaires). “Si on nous donne une maison au village, je l'habiterai”, affirme Keltoum. La vie serait alors plus facile, notamment pour sa petite fille qui fréquente l'école de Tifariti. “Des voisins l'emmènent en voiture le matin, et la ramènent le soir”, explique-t-elle. À peine l'entretien terminé, elle s'appuie sur sa canne et entame une marche lourde vers la soirée qui se préparait dans le cadre des festivités du 35e anniversaire du Front Polisario. Beaucoup d'enfants, nés dans les localités administrés par le Maroc, sont aujourd'hui des adultes. Ali est venu au monde en 1974, à El Ayoune. Il a grandi dans la partie occupée du Sahara occidental. Par un concours de circonstance, sur lequel il n'a pas voulu s'appesantir, il a réussi à se rendre de l'autre côté du mur érigé par le royaume chérifien pour séparer les terres sous leur contrôle des territoires libérés. Evidemment, il désire vivre dans un Etat indépendant. Il ne nourrit pas, pour autant, de la rancune vis à vis des Marocains. “Je ne peux pas me montrer ingrat. J'ai été instruit pas des instituteurs marocains”, raconte-t-il avec une certaine candeur. Si le roi Mohamed VI et son gouvernement sont attaqués pour leurs velléités à donner une longévité démesurée à la dernière colonie sur le continent africain, presque aucun grief n'est retenu contre le peuple. Dans son dernier discours, le président de la RASD (République arabe sahraouie démocratique), Mohamed Abdelaziz, a appelé les Marocains à défendre le droit à l'autodétermination du peuple sahraoui, dénié par leurs dirigeants. S. H.