Le projet de loi portant orientation agricole, actuellement en débat à l'Assemblée populaire nationale (APN), s'illustre par son ambiguïté et ses non-dits. Il renvoie trop à d'autres textes réglementaires et ne définit pas la qualité de la personne qui devra profiter de la concession. Empruntant un langage dérobé, ce texte ne dit pas non plus si les exploitants actuels des EAC, EAI vont être confirmés dans leurs droits ou expulsés des terres qu'ils exploitent. L'incertitude plane sur le statut des membres des exploitations agricoles collectives et individuelles qui ont été ces dernières années au centre de grandes affaires de détournements de terres. Aït Amara, économiste agricole, ex-enseignant de droit foncier à l'université de droit et ancien cadre du ministère de l'Agriculture, de 1963 à 1971, ajoute que l'immatriculation des terres n'est pas indispensable tant que les exploitants ne sollicitent pas de crédit. C'est, en outre, une opération coûteuse et difficilement réalisable sur le terrain. Aït Amara est l'auteur d'un livre intitulé Quel futur alimentaire pour l'Algérie dont la sortie est prévue pour ce mois de septembre. Il affirme dans cet entretien que le démembrement des terres “n'est pas terminé, puisqu'il est question de partager encore les EAC dont la superficie moyenne aujourd'hui est de 80 hectares et qui se verrait réduite encore à 10 hectares”. Liberté : Les dispositions contenues dans le projet de loi d'orientation agricole, actuellement en débat à l'Assemblée populaire nationale sont-elles de nature à résoudre les difficultés rencontrées pour le développement de l'agriculture ? M. Aït Amara : Après la crise alimentaire de ces derniers mois, on aurait pu s'attendre à une loi d'orientation plus élaborée qui annonce les dispositifs de soutien agricole, à la lumière d'un bilan complet de ce qui a été fait jusque-là. Ce n'est pas l'objet de ce texte, qui se limite à des généralités : protéger, valoriser les ressources naturelles, lutter contre l'érosion, reboiser, établir un fichier de foncier agricole… Il faut, aujourd'hui, réévaluer les objectifs et les moyens de la politique agricole, savoir ce qui n'a pas marché dans les programmes du gouvernement, quels moyens nouveaux à mettre en œuvre pour sortir l'agriculture de ses difficultés actuelles. Un texte de même nature que la PAC (Politique agricole commune de l'Europe) ou du Farm Bill américain. La politique agricole est constituée par l'ensemble des mesures centrées sur l'exploitant et son exploitation. Des mesures qui soutiennent et encadrent son travail. Le premier des soutiens est le soutien des revenus. L'exploitant doit pouvoir vivre du produit de son travail au même titre que les actifs des autres secteurs de l'économie. Le soutien des revenus ne se résume pas au soutien par les prix, à la hausse des prix producteurs, du blé, du lait ou autres denrées. La question qui se pose aujourd'hui et à laquelle la politique agricole doit apporter une réponse est comment moderniser l'agriculture dans la prochaine décennie pour éviter la crise alimentaire. Moderniser veut dire améliorer la productivité de la terre, le facteur le plus rare, produire plus sur chaque hectare. Et si on commençait par donner une prime à la disparition de la jachère ? Jusqu'à présent, on a préféré s'approvisionner au plus bas coût mondial possible, mais cette époque est révolue. Il va falloir demander plus à la production domestique à des prix beaucoup plus élevés que ceux que nous avions l'habitude de payer à l'importation. C'est au contribuable à payer, par le budget de l'Etat, le consommateur vu le niveau des salaires ne pourra pas. Ce projet de loi parle de la nécessité “de créer toutes les conditions pour assurer la transparence dans la circulation de la terre agricole, quelle que soit son utilisation finale”. Que faut-il comprendre par là ? Il s'agit là d'un langage codé, dérobé. Je souhaite bien du plaisir aux députés qui auront à discuter de cet énoncé. On tient beaucoup, semble-t-il, à ce que la terre circule, en fait quelle puisse changer de mains. Il y aurait un problème de foncier en Algérie, qui constituerait un véritable frein au développement agricole. Il semble que le fond de la question soit celui de la propriété privée que l'on voudrait généraliser. La loi Warnier de 1873 voulait également que la terre puisse circuler et être appropriée individuellement. Sur les 2 800 000 hectares constitués par la colonisation, plus de 1 500 000 hectares seront vendus à des Algériens devenus propriétaires. La colonisation privée a été plus importante que la colonisation officielle. Yacono en donne de nombreux exemples dans son livre consacré à la colonisation dans la vallée du Chelif. Les colons n'avaient pas été les seuls à déposséder les tribus de leurs terres. Pour des raisons historiques — propriété féodale, puis bourgeoise foncière qui se substitue à l'aristocratie —, les paysans en Europe de l'Ouest ont eu de grandes difficultés d'accès à la terre, à la propriété. Ils ont dû payer et continuent de payer une rente aux propriétaires pour cultiver. D'où la colère des classiques, Adam Smith, de Ricardo, de Marx, et des néoclassiques, par la suite, contre la rente foncière qui renchérissait le coût des denrées alimentaires et compromettait le développement industriel. Les économistes libéraux américains, dont quelques prix Nobel, mettaient en garde Gorbatchev, en 1990, contre la cession des terres des sovkhoz et kolkhoz. La rente foncière et le produit de la productivité naturelle, de la rareté relative des terres et des défenses de l'Etat en infrastructures, écrivaient-ils. La rente foncière augmente d'autant que la population croît et avec elle, la pression sur la terre, et que l'Etat investit dans les infrastructures. Ils défendaient l'idée que la rente appartient à la collectivité et doit alimenter le budget. Ils se prononçaient pour un système de location qui permettrait une collecte annuelle de la rente et protégerait les intérêts des générations futures. En Europe (Allemagne, Grande-Bretagne, France), les agriculteurs ne sont pas tous propriétaires. Près des deux tiers des exploitations sont en fermage. En France, les loyers des terres sont fixés chaque année par des arrêtés préfectoraux, selon un indice de fermage. Avec la montée des prix des céréales, du lait… sur les marchés, les propriétaires réclament une hausse des loyers (voir Le Monde du 22 janvier 2008). Le droit moderne a reconnu la fonction sociale de la propriété foncière agricole qui est de produire de la nourriture, base d'existence des sociétés. L'évolution du régime foncier moderne dans les pays capitalistes s'est faite en faveur des exploitants, non des propriétaires. Le droit de propriété ne tombe pas du ciel, c'est un droit délégué par la loi à des individus capables de l'exercer dans l'intérêt général. C'est donc un droit exercé sous conditions. C'est la raison pour laquelle il faut se pencher sur le statut de l'exploitant de manière à lui donner les meilleures conditions pour travailler au mieux la terre pour le compte de toute la société. Justement, ce projet de loi prévoit la concession comme mode exclusif d'exploitation des terres du domaine privé. L'énoncé n'est pas assez clair. Les exploitants actuels des EAC, EAI seront-ils confirmés dans leurs droits ou envisage-t-on une redistribution des terres en faveur d'autres bénéficiaires ? Il subsiste des ambiguïtés. En effet, l'article 18 dispose que “le mode d'exploitation des terres agricoles relevant du domaine privé de l'Etat est la concession”. Mais rien n'est dit sur la qualité des concessionnaires, de ceux qui vont obtenir les concessions. La loi dit que “les modalités d'exploitation de ces terres sont précisées par des textes législatifs particuliers”. Elle renvoie à une autre loi. La concession est le privilège temporaire accordé par l'Etat à une personne physique ou morale en vue de l'exploitation d'un bien. Il s'agit des terres des EAC, EAI, exploitées aujourd'hui par les ex-salariés des domaines agricoles socialistes (DAS) dissous en 1987. Les exploitants actuels seront-ils confirmés dans leurs droits ou seront-ils amenés à renoncer à leurs droits ? L'incertitude qui plane sur le statut des membres des EAC, EAI, risque de déstabiliser encore davantage des populations livrées depuis le début des années 1980 aux effets de réformes improvisées, dissolution des domaines autogérés, puis des DAS, puis des EAC… La possibilité de substituer de nouveaux exploitants aux exploitants légaux a été ouverte par une circulaire interministérielle de 2003 qui n'a jamais été rendue publique. Circulaire en opposition à la loi. C'est l'Algérie ! Il faut rappeler, en effet, que la loi de décembre 1987 a déjà reconnu un droit individuel d'exploitation aux anciens salariés des DAS, droit transmissible. La loi opère la distinction classique entre le domaine éminent, propriété de l'Etat algérien, et le domaine utile, concédé à l'exploitant. La situation aujourd'hui est des plus confuses. Durant la décennie 1990, les expropriations illégales des EAC, EAI se sont multipliées au profit de personnes qui n'avaient pas la qualité pour être substituées aux attributaires légaux. L'éviction des attributaires légaux, les détournements, des destitutions de biens fonciers ont toutefois fini par inquiéter les autorités et conduit à ordonner des enquêtes de terrain. Il a été constaté une fois de plus par la gendarmerie que les mesures de contrôle prévues par la loi n'étaient pas appliquées. Il est clair que chez nous, l'autorité de la loi, principe des Etats de droit, est toute relative. Pour en revenir à l'article 18 en question, l'idée de certains est de créer un marché des droits d'usage foncier, de la sous-concession en quelque sorte, qui animerait “un marché des droits d'exploiter”. Il faut donc lever l'indétermination sur la nature des droits d'usage qui seront concédés. Les concessionnaires ont un droit d'usage. Ils ne sont pas propriétaires de ce droit d'usage. Il est impératif que les pouvoirs publics gardent le contrôle de l'usage des terres qui doivent en premier lieu rester à leur vocation agricole et en second lieu être exploitées au mieux. Un individu peut être efficace aujourd'hui et beaucoup moins dans dix ans. Il faut donc prévoir un mécanisme de réallocation des droits en cas de nécessité avec toutes les garanties pour l'exploitant contre l'arbitraire administratif. Est-il rentable de cadastrer toutes les terres et de délivrer des titres de propriété ? Le modèle foncier par titre correspond-il aux besoins des paysans ? Effectivement, l'une des mesures envisagée est l'immatriculation des terres. Soit la constitution d'un fichier d'immatriculation des terres. Le régime foncier dont nous avons hérité consacre un mode d'usage fondé sur la propriété privée. Ce n'est qu'une des règles d'usage des terres dans une société. Il y en a d'autres. Avant la colonisation française, la propriété privée individuelle n'existait pas. Les structures sociales mettaient en avant le groupe, la communauté, possesseurs de droits d'usage. C'est la loi Warnier de 1873 qui institua la propriété privée individuelle en Algérie sur le modèle du code civil français de 1804 par le démembrement des terres de tribus. Comme on sait, il n'y a pas que les colons qui en ont profité. Il y avait en 1950, 8 000 propriétaires algériens, avec 1 600 000 hectares. Les terres “francisées” soumises au code civil et titrées, donc délimitées et inscrites au livre foncier, totalisaient en 1954, 4,3 millions d'hectares dont 1,6 pour le privé algérien. À côté de la propriété de droit français titrée subsistaient et subsistent encore aujourd'hui d'autres régimes coutumiers. Les statistiques disponibles donnent 2 070 000 de terres “arch” dont les utilisateurs ont seulement un droit de jouissance, en plus des 4 500 000 de terres “melk”, appartenant à ceux qui les utilisent, mais sans titres. Toutes ces terres ne sont pas cultivables. Il y a des superficies boisées, des parcages pour animaux… La superficie agricole est toutefois de l'ordre de quelque 8 millions d'hectares. Pour revenir à votre question, le modèle foncier par titre est-il nécessaire ? La généralisation de l'immatriculation n'est pas indispensable tant que la grande majorité d'exploitants ne s'adresse pas au crédit. Il faut plutôt rechercher des formules de consolidation de l'appropriation sans titre, notamment pour le melk. Le modèle foncier par titre ne correspond pas aux besoins des paysans. C'est, en outre, une opération coûteuse et longue pour laquelle il n'y a aucune priorité. Les spécialistes pensent qu'il y a un véritable problème foncier dans le pays. À quel niveau se situe-t-il ? Le problème du foncier ne réside pas dans la question de la généralisation de la propriété privée. Il se présente sous plusieurs autres aspects. En premier lieu, dans l'étroitesse du domaine cultivable en Algérie : 8 millions d'hectares pour 1 040 000 exploitations. Soit 8 hectares par exploitation en moyenne. Cette superficie est de l'ordre de 100 hectares en France, 400 hectares aux Etats-Unis et 1 000 hectares en Australie. De surcroît, dans notre pays, la population agricole sur ces terres ne fait que croître. Entre 1960 et 2001, elle a presque doublé. Chacun sait qu'avec 8 hectares équivalant en culture céréale-mouton (87% de la superficie cultivée), on ne peut nourrir ni sa famille ni travailler toute l'année. Au maximum, cent jours par an. Des compléments sont indispensables. Le démembrement des grands domaines de colonisation — ce que n'ont pas fait les Marocains et les Tunisiens avec la terre des colons — a conduit chez nous au morcellement de l'exploitation. Ce démembrement n'est pas terminé, semble-t-il, puisqu'il est question encore des EAC dont la taille moyenne aujourd'hui est de 80 hectares, et se verrait réduite encore à 10 hectares. Le deuxième aspect de la crise foncière réside dans la parcellisation du foncier de l'exploitation. Nous ne disposons pas des données du recensement de 2001 sur la question, mais nous pouvons dire qu'en 1954, sur 615 000 exploitations appartenant aux Algériens, 130 000 seulement (20% étaient d'un seul tenant, 360 000 constituées de deux à cinq parcelles, 125 000 comprenant de dix à trente parcelles. Depuis, naturellement, la situation s'est détériorée du fait de l'héritage en particulier. La troisième plaie foncière est représentée par l'indivision. Le problème posé par l'indivision est le plus redoutable parce qu'il constitue un frein sérieux à l'investissement agricole, voire à l'exploitation des terres. L'indivision concerne 40% d'exploitations et 46% des superficies. C'est une véritable paralysie pour l'agriculture. En conclusion, la véritable crise foncière est là, dans l'étroitesse du foncier agricole et la forte démographie agricole qui conduisent à l'aménagement des exploitations, au micro-fundia, à la parcellisation des terres et à l'indivision. Ce sont là les problèmes fonciers les plus redoutables que nous avons à affronter.