Selon des estimations officieuses, le phénomène du mariage par la Fatiha est en train d'affoler tous les compteurs. Si en période estivale, le temps est aux cortèges nuptiaux, le reste de l'année les liaisons s'“officialisent” à l'abri de l'intimité familiale. Loin des cachets ronds de l'administration civile, des couples s'unissent par la seule volonté de la Fatiha, en présence d'un taleb et de deux témoins. Peu de monde requis donc et un minimum de préparation demandée pour sceller un mariage “à l'ancienne” de plus en plus prisé, et pour différentes raisons. Licite aux yeux de la religion, cette union semble faire l'affaire de beaucoup de couples qui n'hésitent plus à franchir le pas. Un premier temps, marginalisé dans l'esprit et regardé d'un œil suspicieux, puisque frappé du sceau du secret et de l'intimité, le mariage par la Fatiha est entré dans les mœurs et, signe des temps, il est de plus en plus recherché même chez les filles de “bonnes” familles. L'essentiel est de ne pas rester en rade sur l'autoroute des “célibataires malgré eux”. Kenza, 40 ans, enseignante dans un lycée de la périphérie d'Oran est catégorique à ce sujet. “Je suis preneuse”, résumera-t-elle la situation. Mignonne, élancée, Kenza n'a pourtant pas le profil d'une femme à marier. Son physique plutôt agréable et son ouverture d'esprit lui ont, à plusieurs fois, joué de mauvais tours. Agacée par son manque d'initiative et son désespoir à rencontrer le prince charmant, Kenza se dit prête à convoler en justes noces même si c'est à travers un mariage par la Fatiha. “Et alors, où est le mal ? Si c'est permis par l'Islam, je ne vois pas trop où ça peut coincer”, dira-t-elle. Consciente des difficultés de trouver un mari “idéal”, elle se veut un brin philosophe. “À mon âge, je ne vais sûrement pas épouser quelqu'un pour sa beauté ni pour son esprit. Je veux me caser et presque tous les hommes intéressants sont déjà pris”. Le mariage par la Fatiha est une porte de secours pour nombre de femmes qui se retrouvent seules, trahies par le cours de la vie. Selon B. Sadek, sociologue, cette option, même si elle présente des aspects négatifs ou plutôt débouche sur des conséquences parfois dramatiques, s'inscrit dans la logique du moment. “On ne peut pas reprocher à deux personnes de s'unir quelle que soit la nature de cette union, d'autant plus qu'elle est licite”, s'étonne-t-il d'une levée de boucliers contre cette pratique. “Pourquoi ce phénomène, s'interroge-t-il, ce mariage a de tout temps existé, chez nous et ailleurs, alors pourquoi cherche-t-on à le stigmatiser ?” Pour notre interlocuteur, le mariage par la Fatiha a permis de dégoupiller pas mal de drames familiaux et de résoudre des cas extrêmes qui se seraient facilement réglés dans le sang. Même s'il estime que c'est une solution qui ne peut durer dans le temps, notre sociologue affiche, en revanche, une farouche opposition à ses détracteurs. “Même avec des conséquences fâcheuses, cela vaut mieux que la débauche ou le concubinage”, affirme-t-il. B. Sadek cherche pourtant à relativiser l'ampleur du phénomène en l'absence de toutes statistiques vérifiables. Souad, Soussou, pour le milieu, avoue s'être rangée après sa rencontre avec Ahmed, un client quinquagénaire. Des vies et des chiffres “C'était ce que les filles appellent un régulier, ils venaient me voir une ou deux fois par semaine et avec le temps on a sympathisé. Il m'a prise en pitié ou je ne sais quoi, et il m'a proposé le mariage par la Fatiha”. Souad ne se fera pas prier et, depuis, elle se sent moins rejetée par les siens. “Cela a changé pour moi. Ce n'est pas la belle vie, mais ça m'a permis de sortir du milieu. J'en connais beaucoup comme moi qui se sont mariées avec des mecs plus âgés, rien que pour fuir leur situation.” Ce que Souad n'ose pas avouer, par contre, c'est l'envers du décor, le côté cour de ces unions. “Ce n'est pas toujours rose”, confesse Zakia. La trentaine, le teint blafard et la bouche fatiguée, elle tire nerveusement sur sa énième cigarette. “Tu sais, au début on se dit qu'on a décroché le gros lot, mais au bout de quelques mois de vie commune on s'aperçoit qu'on a mis notre destin entre les mains d'un monstre”. Pour elle, le mariage par la Fatiha a tourné au cauchemar lorsqu'elle quittera le toit conjugal, une nuit d'hiver, le visage tuméfié et quelques côtes fêlées. “Qu'est-ce que tu veux que je te raconte de plus ? Pour lui, le fait de ne pas avoir un livret lui conférait tous les droits. Il était déjà marié et père de trois enfants et moi j'étais son jouet sexuel et son défouloir. À chaque fois que j'abordais le sujet de la maternité avec lui, ce sont des coups de poing que je recevais en guise de réponse. À la fin, j'en ai eu marre de sa violence et j'ai fui laissant tout derrière moi. Je ne sais même pas si je suis toujours considérée comme sa légitime, mais maintenant c'est la rue qui est mon toit”. Autre cas de figure, et loin des marginaux de la vie, ceux qui se trouvent obligés de passer par là en attendant mieux. Pour Mourad et Fatiha, deux jeunes qui s'aiment depuis les bancs du lycée, le mariage par la Fatiha était l'unique solution pour ne pas se séparer. “Ma condition sociale ne me permet pas pour le moment d'épouser traditionnellement ma bien-aimée, mais on a trouvé cette solution comme assurance aux yeux des deux familles”, expliquera Mourad. “Un aârboun si tu veux pour qu'elle soit mienne, mais il n'est pas question de consommer quoi que ce soit parce que pour nos familles, il est hors de question de s'unir en dehors d'un vrai mariage”. Si le mariage par la Fatiha continue de diviser, il reste qu'on le veuille ou non partie prenante de nos traditions, même si les tribunaux administratifs traitent de plus en plus de cas liés à cette pratique. Ainsi, à Oran, 451 affaires liées à la famille ont été tranchées sur les 2 339 dossiers traités au cours du 1er semestre de 2008. Le service de l'état civil de la commune d'Oran, qui accueille chaque semaine des dizaines de victimes dans ce cas, a enregistré près de 200 demandes de reconnaissance de mariage au cours du 1er semestre 2008, tandis que les tribunaux relevant de la cour d'Oran continuent d'enrôler des affaires liées à la reconnaissance de mariages par la Fatiha. Malgré une instruction du ministère des Affaires religieuses, faisant obligation aux imams de ne prononcer la Fatiha que pour les unions déjà officialisées par un acte administratif dûment établi et présenté par les deux époux lors de la cérémonie, le phénomène persiste. Saïd Oussad