Le Centre culturel français a jeté son dévolu sur le sculpteur franco-algérien Farid Kaci pour animer sa galerie d'art durant près de deux mois (du 2 juin au 28 juillet 2011) avec un corpus d'une quarantaine d'œuvres représentatif de ce qu'il a créé depuis plus de 25 ans. Une mini-rétrospective, un ensemble équilibré des différentes périodes qui ont scandé sa vie de plasticien. Un profil de professionnel Kaci a été formé à l'Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris où il fut l'élève d'Etienne Martin, puis celui de Bruno Lebel dont il garde une forte imprégnation. Avant de se consacrer entièrement à son art et d'en faire son métier, il a été enseignant à l'Ecole des beaux-arts de Tours (1989-1993), puis directeur de centre culturel en Italie (2003-2005), pour enfin s'installer définitivement à Grasse (Midi de la France) où il anime son propre atelier parallèlement à une émission culturelle sur Agora 97 FM Côte d'Azur. De nombreuses expositions tant collectives que personnelles jalonnent sa carrière riche de plusieurs centaines d'œuvres qui ont été exposées en France et en Europe avec plusieurs acquisitions institutionnelles et privées. Il expose pour la première fois en Algérie. Un sampling identitaire méditerranéen La galerie du CCF d'Alger qui accueille cette exposition a revêtu les atours d'un site archéologique en miniature. Dès l'abord, on est saisi par la richesse esthétique des sculptures déclinées selon les règles de la statuaire antique. La compacité de leur architectonique dégage une impression de solidité émanant de ces habitacles occupés par des figurines biomorphiques souvent hallucinées, des visages marqués par la véhémence du langage plastique. Des représentations hésitant entre effacement et vigueur du modelage impriment une séduisante rythmique à la matière et convoquent un certain modernisme plus ou moins ancré dans l'alphabet classique. Un alphabet conjugué dans une syntaxe volumétrique en ronde-bosse, en bas-relief ou dans un entre-deux qui ose des sujets émergés, improbables tumescences représentant des sortes de témoins, sentinelles ou guerriers en poste dans l'échancrure sécurisante d'aussi improbables meurtrières. De Sumer à Grasse Les surfaces sont tourmentées, graveleuses, ridées, taguées, comme pour évoquer les convulsions cosmiques et géologiques, immémoriales, de la planète Terre. Les inscriptions et graphes qui parcourent la plupart des œuvres semblent rythmer le temps de la fuite du temps. Elles leur confèrent une grande force, une subreptice vitalité. L'aspect usé, parcheminé, patiné, reflète dans un lancinant entre-deux cette fuite. Un entre-deux de l'érosion inéluctable du présent que Kaci s'évertue à métaboliser dans un langage prégnant d'authenticité. A travers ces sculptures de la temporalité sont convoquées toutes les grandes civilisations anti-ques : la mésopotamienne de Sumer avec sa statuaire, son écriture, sa culture qui a essaimé dans tout le Proche-Orient, avec la finesse de sa glyptique, art de la taille de la pierre dure, précieuse ou fine, avec son art de l'intaille ou du camée ; la civilisation de l'Egypte et ses fastes et vastes prolongements pharaoniques ; le génie toscan propre à l'art des Etrusques (art funéraire notamment) et leurs échanges avec les peuples celtes, grecs et romains voisins dans la même «méditerraneité». Toutes ces oeuvres taillées dans la matière de l'histoire rutilent par leur force tranquille et nous projettent dans le sempiternel questionnement sur nos origines, sur la persistante et silencieuse érosion de ce que nous avons été et de ce que nous allons devenir. Un proverbe africain ne dit-il pas, comme nous le rappelle Kaci : « Si tu ne sais pas où tu vas, souviens-toi d'où tu viens ». « Aslouka ! Aslouka ! », pourrions-nous surenchérir en convoquant une expression bien de chez nous. Toutes des œuvres d'une intense et juste expressivité, qui déplient rien moins que les dimensions insondables de notre condition d ‘être. «Face aux ruines de ces civilisations anciennes, nous sommes bel et bien en face de nous-mêmes », affirma derechef Kaci dans le même entretien rapporté dans le catalogue de l'exposition par Charles Juliet. … Une certaine « pensée de la matière » Chaque œuvre se révèle donc être un récit de voyage. Dans l'espace et dans le temps, l'espace méditerranéen et persique, l'espace temporel de toutes les civilisations qui s'y sont sédimentées. Chacune d'elles nous séduit par sa plasticité volumétrique, et toutes lancinent par leur robustesse, leur véridicité, une certaine loyauté de la matière et une tranquillité poétique, que ce soit la résine oxydée, la résine patinée, le plâtre patine, la terre cuite ou le bronze, techniques utilisées par Kaci qui les connaît bien pour les avoir toutes pratiquées. Il a su optimiser les qualités de chacune des matières utilisées dans ses travaux : souplesse, malléabilité, rigidité, authenticité, sonorité. Ces formes trapues, robustes, entêtées, comme le récit dont elles portent les stigmates à demi effacés, se distinguent par une prégnante qualité tactile de leur texture qui leur confère l'efficacité d'une écriture habitée, puissamment habitée et étrangement allégorique, soulignée expressément par des titres qui semblent superfétatoires, mais qui sont en gésine d'une forte connotation discursive : forteresse, gardien, porte, sentinelle, épopée, exode, inquisiteur, guerrier, transformation, paradis perdu… Elles sont autant de pérégrinations dans le temps mais aussi dans l'émotion. Autant de charriages mnésiques ressurgissant dans les plages de l'oubli au gré du ressac de la mémoire, où, pour citer Brancusi, « la main pense et suit la pensée de la matière ». Autant d'œuvres pétries dans la matière, dans des dimensions qui nous interpellent par leur humanité, une matière qui est, pour paraphraser le sculpteur multilatéral Pierre Szekely, « le temps condensé dans le présent ». Marini, Giacometti, Richier, Szekely… Les techniques de la ronde-bosse, du relief et des hybrides entre les deux sont magistralement déclinées. Le patinage des surfaces entre de manière pertinente en adéquation avec le désir de « métaphoriser » l'inéluctabilité de l'usure du temps et de l'inaltérabilité de l'histoire des hommes. Car c'est de l'homme et de son destin que nous parlent ces œuvres. Certaines d'entre elles se distinguent par leur frontalité plutôt allégorique que figurative. Elles s'élancent dans l'espace d ans une posture semi-abstraite, rappelant certaines œuvres de Marino Marini (inspirées de maîtres anciens de la sculpture étrusque), de Giacometti qui, selon Jean-Paul Sartre, « sont couvertes de la solitude de l'espace », de Germaine Richier dont les sujets hybrides appartiennent au « monde de la métamorphose » et de la métaphore tourmentée de ce monde, ou de Fierre Szekely dont les œuvres « ne sont ni abstraites, ni figuratives, (mais) significatives ». Devant des références aussi prestigieuses, comment ne pas rappeler avec A.D. Reinhardt que « l'art vient seulement de l'art… Le peintre procède seulement des autres peintres, et c'est vrai de toute l'histoire de l'art ». Les « récits de voyages de Kaci » confortent cette assertion et nous réconfortent en convoquant des artistes que nous apprécions et qu'il ne doit pas détester non plus puisqu'il continue, lui aussi, comme Giacometti, à « ressourcer un souffle créatif sans âge » et qu'il nous confie : « Au fur et à mesure que mon travail avançait, mon histoire en a croisé une autre, vaste et infinie, celle du monde ». Le regardeur peut, quant à lui, tout en appréciant la solidité discursive de Kaci, croiser toute cette histoire à la galerie du CCF d'Alger jusqu'au 28 juillet 2011.