Un éventail exquis de 16 artistes, nés ou travaillant au Maroc, en Algérie, en Syrie, au Liban, en Egypte ou en Palestine ont exposé leurs œuvres en novembre dernier à la Villa Emerige à Paris, laissant entrevoir une nouvelle peinture, un nouvel art qui pousse après le printemps arabe. Il y a cette petite fille souriante en robe bleue qui nous intrigue avec de tout petits pieds bizarres. C'est une des Worrier Women (femmes anxieuses) de Nermine Hammam. La toile s'avère être une photographie numérique qui fait deux mètres de haut. Elle est truffée d'indices. Pour Pascal Amel, commissaire de l'exposition «Traits d'union, Paris et l'art contemporain», l'œuvre ne représente pas moins que l'art du XXIe siècle. «Nermine Hammam est une artiste égyptienne qui vit à présent à Paris. C'est une œuvre qui fait référence à Oum Kalthoum, la diva absolue du monde arabe. Elle est auréolée d'un nimbe qui rappelle celui d'un saint du christianisme byzantin ou catholique. Vous avez deux serpents qui sont au-dessus de son épaule qui font directement référence à l'Egypte pharaonique. Vous avez sa robe constituée d'un motif typiquement arabesque qu'on pourrait trouver dans la peinture islamique. Il y a des bouts de phrase en persan d'un grand poète. Ces pieds sont cernés par des ailes faisant référence au dieu Hermès grec. Le tout dans une photographie qui est numérisée, qui est agencée numériquement et qui a des effets de peinture.» Une nouvelle unité Dans l'exposition, il y a beaucoup d'artistes qui travaillent à partir de fragments pour constituer une nouvelle unité et donner un sens global. Taysir Batniji, né à Gaza, aligne 26 watchtowers (miradors) en noir et blanc dans la tradition de la photographie neutre des bâtiments industriels captés par les Allemands Bernd et Hilla Becher. Le Libanais Ayman Baalbaki accroche notre regard avec Al Mulatham (2011), les yeux sombres d'un combattant anonyme camouflé dans un keffieh rouge qui contraste avec les jolies fleurs qui l'entourent. Dans ses «théâtres de corps», la Syrienne Laila Muraywid sculpte la violence intime et muette qui est omniprésente dans son travail. L'installation Le Mariage (2011) montre deux bras arrachés et se situe «entre l'amour et la guerre. C'est toujours le corps de la femme qui est l'endroit où le combat se passe. Dans le monde arabe, mais aussi ailleurs». Ce champ de tension entre fragments et unité est la spécificité de ces artistes contemporains du monde arabe avec leur lien privilégié avec la France. «Ce que je vois comme novation, c'est la capacité d'unir ce qui est d'habitude séparé, avance le commissaire Pascal Amel. Par exemple, il y a une présence du corps très grande. En même temps, cela n'empêche pas d'articuler le spirituel. Vous avez des choses tragiques, des œuvres qui sont en référence à des drames, que ce soit à Beyrouth ou en Egypte… Mais il y a aussi une dimension ludique voire drolatique.» «Inter-visions» Hicham Benohoud, né en 1968 à Marrakech, vit et travaille depuis cinq ans entre la France et le Maroc. Le «trait d'union» de l'exposition, il le réclame aussi pour son travail et son identité. «La France, c'est un pays qui m'a accueilli, qui m'a donné l'occasion de montrer ce que je fais. C'est le pays où je comprends un peu ce qu'est la liberté. Cela m'aide aussi dans ma création.» Benohoud avait fait un tabac avec une série d'autoportraits nus avant de présenter une version soft, des mises en scène photographiées où il s'encage et bascule vers l'autodérision. En 2010, il crée des Inter-visions, une coupe transversale de son corps, une grande coque creuse. «Je symbolise l'identité avec l'autoportrait. C'est un prétexte pour parler de la situation au Maroc, que ce soit la situation sociale, politique ou religieuse. Je porte un regard critique sur ma société sans la décrire ou la dénoncer d'une manière descriptive. Je la symbolise avec des objets qui étouffent le corps, avec des objets qui empêchent le corps de s'exprimer, de regarder, de sentir.» Après les révolutions du printemps arabe, tous les visiteurs scrutent les œuvres exposées pour trouver un lien de cause à effet… que tous les artistes présents déclinent. La Couronne d'épines (2010) d'Abderrahim Yamou, qui adore multiplier les matières pointées et les clous, renvoie avec ses faucilles plus à un fétiche africain qu'à un manifeste pour artistes opprimés. Et même Spring dance, peinture monumentale réalisée par Najia Mehadji en 2011, ne se prête pas à une interprétation facile. «Un effet direct ? Je ne le pense pas, remarque Pascal Amel. La culture du monde arabe préfère le différé. Le printemps arabe le traverse, mais pas dans le sens d'un slogan pour dire «We are free» ou «Vive la révolution». C'est plus subtil.» Un printemps arabe de l'art contemporain ? L'exposition dans la Villa Emerige rend visible la grande dynamique qui règne aujourd'hui parmi les artistes arabes. Un phénomène qui a largement dépassé les pionniers des années 1960 et 1970, comme Fakr el Nissa, Adam Henein, Chafik Abboud, Ahmed Cherkaoui et aussi l'avènement de galeries et de biennales dans les pays arabes pendant les années 2000. Est-ce qu'on peut parler d'un véritable printemps arabe de l'art contemporain comme certains l'affirment pour le cinéma ? «L'art arabe existait depuis toujours, recadre la Syrienne Laila Muraywid qui se sent aussi en partie française, mais avant ce «printemps», la lumière n'a pas été mise sur l'art arabe. Après ces événements, on commence à dire qu'il y a un art arabe.» Un avis partagé par le commissaire Pascal Amel. Pour lui, cette vague de fonds qui a fini de «booster» les artistes arabes sur la scène internationale a commencé bien avant. «C'est lié au 11 septembre 2001. Cela a été un choc de civilisation, une catastrophe pour l'Occident, mais cela a été aussi une catastrophe pour l'Orient et le monde arabe qui a été réduit à l'image d'un Ben Laden ou de la burqa !» Leur réaction ? Au lieu de chercher la confrontation, ils ont appris d'une manière ingénieuse à articuler des esthétiques différentes. «Ils sont en train d'inventer un nouvel art» Munis de leur propre vocabulaire artistique, ils ont inventé une «grammaire» internationale de l'art contemporain qui résiste au bouleversement du printemps arabe et qui mettra fin à l'orientalisme dans l'art contemporain. «Aujourd'hui, on ne se demande plus si les artistes arabes sont au niveau, résume Pascal Amel. Ils sont en train d'inventer un nouvel art, parce qu'ils agencent. Ils ont capté ce qui l'intéressait dans l'Occident et ils le mixent avec leur propre culture. Cela crée des nouvelles images. C'est un peu l'inverse de ce qui s'est passé au début du XXe siècle, quand Matisse, Kandinsky, Paul Klee… allaient en Orient et en ramenaient la modernité. Cette fois, ce sont les «Orientaux» qui regardent l'Occident et qui créent un nouvel art.»