Il y a des romans d'Algériens de renommée dont nous ne parlons pas suffisamment ou qui n'ont jamais été évoqués. E t c'est tout le monde, écrivains et lectorat, qui en pâtit. Dommage ! Pourtant, une nouveauté en littérature ne peut que réduire le vide culturel. Le dernier roman d'Assia Djebar que nous ayons lu, à moins qu'il y en ait eu d'autres depuis, a été édité en 2010 et s'intitule : «Nulle part dans la maison de mon père», roman en grande partie autobiographique étant donné qu'elle y a une place privilégiée. «Les nuits de Strasbourg» est le fruit d'un choix délibéré de l'écrivaine d'opter pour une thématique et un décor en relation avec l'Algérie. Elle, qui s'est évertuée à ne travailler que dans un champ culturel spécifique pour parler de conflits de génération, de la mémoire collective, de l'imaginaire des Algériens, de l'émancipation de la femme face aux carcans des traditions handicapantes ou épanouissantes, nous fait découvrir d'autres mondes, au-delà de la mer Méditerranée, mais pas étrangers à notre société. Assia Djebar a toujours mis à profit cette chance d'avoir un triple regard sur la réalité algérienne au fil de sa longue histoire, en sa qualité de romancière, d'historienne et de cinéaste. Elle en a fait la synthèse parfaite pour aborder toutes les problématiques d'investigation, tant sur le plan identitaire, historique, social que littéraire. Un espace d'expression loin de l'univers ancestral Géographiquement éloignée de l'Algérie, mais historiquement toute prête, Strasbourg a vu arriver les premiers émigrés algériens et que les colonialistes avaient destinés aux mines de charbon d'Alsace-Lorraine, région de France qui a changé de pays, de nationalité, de langues, plusieurs fois de 1870 à 1939, par les trois guerres qui ont lourdement marqué cette période. L'Algérie a été en 1830 colonisée par la France qui a dû céder cette Alsace-Lorraine pour ne pas perdre la colonie. Bien que «Les nuits de Strasbourg » n'ait pas la même coloration que «Les enfants du Nouveau Monde», «Femmes d'Alger dans leur appartement», «Loin de Médine», «La femme sans sépulture», et la liste des romans d'Assia, comme de ses films et longs métrages, de ses pièces théâtrales, il en a vraiment la saveur. Les Algériens sont passés par Strasbourg, ils y ont longtemps travaillé et dans les mines, y ont combattu pendant des guerres qui ne les ont nullement concernés. Et il est tout à fait normal que beaucoup de nos nationaux soient devenus des Strasbourgeois malgré eux et à vie. Il y a de la fiction comme dans toute œuvre romanesque cherchant à séduire on à devenir best-seller, mais sur fond d'algérianité; depuis le début de l'émigration, des liens étroits se sont tissés, bon ou mauvais. Puis, l'histoire européenne a voulu faire de Strasbourg, pour sa situation géographique, une capitale de l'Union européenne et de la pluralité culturelle. Et, fiction ou pas, des mariages mixtes ont été conclus entre un Algérien et une Française, un Français et une Allemande, une juive et un Marocain, la liste est loin d'être close et elle est le fruit de cette ville carrefour, espace de rencontre, marquée par une longue histoire dont les stigmates sont omniprésentes. Au-delà des frontières culturelles et religieuses Après les guerres mondiales qui ont entraîné non pas seulement la France et l'Allemagne, mais ces pays et leurs alliés, il faut interroger les cimetières de Verdun pour mesurer la catastrophe, les millions de morts et de dommages matériels. Mais Strasbourg est devenue une ville de la paix, un espace de rencontre entre différentes ethnies que l'histoire a réunies. «Nuits de Strasbourg» forment le chronotope de l'amour des couples transnationaux, qui représentent sous une forme métonymique les nations et les groupes autrefois ennemis», dit Béatrice Schuchardt dans son étude remarquable du roman qui, s'il était largement diffusé à un prix abordable, aurait suscité des envies de lire incroyables, pour son contenu et son contenant. C'est un travail de plume d'une Algérienne qui a mérité largement le prix Nobel. Le même chercheur ci-dessus cité, parle d'un langage de corps opposé à un langage de chair dans cette œuvre chargée de marques d'un imaginaire insondable et de métaphores à décrypter avec beaucoup d'habileté. Présentée ainsi, dans son roman, Strasbourg est devenue un lieu de souvenirs caractérisés, selon l'auteur, par un vide de populations qui fuient ou qui ont fui la ville pour échapper aux dangers de la guerre. Ainsi les marques de l'histoire sont toujours là, mais elles subissent des influences culturelles, de par les nouvelles qualités de «ville carrefour». La préoccupation majeure de Assia Djebar, c'est ce vide devenu subitement intéressant, séduisant, pour planter son décor et mettre en mouvement ses personnages imaginaires, inspirés sûrement de la réalité strasbourgeoise. Voici ce qu'elle dit d'ailleurs de ce vide : «Pour ma part, c'est ce vide qui m'a fascinée. C'est grâce à ce vide que j'ai pu faire vivre, à Strasbourg, mes personnages imaginaires. Ecrire dès lors une fiction a consisté pour moi à peupler ce vide. Pourquoi cette hantise du vide en moi? Peut-être parce que je me sentirais, en quelque sorte, les racines dehors ? Mais les villes en Europe, dans un passé récent, c'est évidemment le préambule de la guerre, la fuite en masse, l'exode…». Il s'en est suivi un dialogue interculturel, sinon transnational entre des partenaires, qui par des accidents de l'histoire, se sont retrouvés face à face, nouent des liens d'amitié, entretiennent des relations sentimentales, interrogent les vestiges du passé pour reconstituer des biographies, des péripéties, ou sont à la recherche de documents. Mais Strasbourg qui a souffert de tant de guerres avant de connaître ses heures de gloire en sa qualité de capitale européenne, ne rappelle-t-elle pas d'autres villes martyrisées par des guerres injustes, des conflits interminables qui ont fait fuir leurs autochtones vers des ailleurs plus vivables avant de connaître la paix? Djebar Assia (1997), Les Nuits de Strasbourg. Paris. Actes Sud.