L'Ile aux fleurs organise jusqu'au 15 janvier, pour la première fois de son histoire, une Biennale internationale d'art contemporain (BIAC) dans le cadre des célébrations du centenaire de la naissance d'Aimé Césaire. Avec le sculpteur sénégalais Ousmane Sow comme parrain et une équipe curatoriale de haut niveau, cette première BIAC a pour ambition de mettre en valeur artistes martiniquais et artistes de toutes les Caraïbes. Une biennale très politique et dont les enjeux dépassent largement ceux du marché de l'art. Une biennale d'art contemporain à la Martinique ? «Une idée un peu folle », reconnaît volontiers Catherine Conconne, la vice-présidente du Conseil régional de la Martinique. Sur l'île, pas de musée, pas de centre d'art, pas de réseau de galeries ni de professionnels formés à la réussite d'un tel évènement. Pourtant, malgré les retards, les imprévus et les lourdeurs bureaucratiques, les organisateurs sont parvenus en seulement huit mois à monter une première biennale d'un excellent niveau. «Jusqu'au bout, c'était un bateau dans la tourmente, je crois que c'est un miracle ce que l'on a fait !» nous confiait, épuisée, Johanna Auguiac-Célénice, la directrice de la BIAC, le soir de l'inauguration du Pavillon Martinique à l'Atrium, la grande salle de spectacle de Fort-de-France. En tout, une dizaine d'artistes martiniquais y sont exposés, ravis de gagner en visibilité avec cet événement. « Cette biennale peut devenir un tremplin pour nous», espère David Gumbs, qui présente Solar Magma, une vidéo interactive dans laquelle le visiteur peut modifier en temps réel un réseau complexe de racines fluorescentes. «C'est aussi le moyen de confronter son travail avec celui d'artistes de renommée internationale.» Un pavillon international de très haut niveau Impossible de deviner que derrière les murs épais d'une ancienne conserverie d'ananas, perdue au milieu de la forêt dans le nord de l'île, se cache une exposition éblouissante témoignant de l'extraordinaire vitalité de l'art caribéen et africain. Dans ce hangar de 2 400 mètres carrés, artistes confirmés et émergents exposent photographies, vidéos, installations, sculptures avec une prédilection pour les thèmes de l'exil, du voyage, de la violence et des questions identitaires. « C'est vrai qu'il y a des résonances dans leur travail mais cela reste difficile de parler d'un art caribéen à proprement parler car ces artistes ne viennent pas d'une même région géographique, ils voyagent ou vivent à l'étranger. De plus, la production de ces artistes s'est énormément diversifiée comme la production artistique au niveau mondial», précise le professeur Edward Sullivan, président du comité scientifique de la biennale. Originaire de Trinidad, l'Américain Nguyen E. Smith utilise des matériaux de récupération, de la terre et des végétaux pour créer sa sculpture intitulée Boat, un bateau qui prend racine dans de la terre de la Martinique et sur lequel sont accrochés des gants en caoutchouc. «Ces gants représentent à la fois les esclaves lors de la période de la traite négrière et les pies d'une vache : une manière de symboliser le fait que ces esclaves ont nourri l'économie coloniale pendant des siè-cles». «Ici nos œuvres prennent tout leur sens », explique Charles Campbell, plasticien jamaïcain vivant à Londres. Il présente Transporter 2 et 3, des sphères minutieusement assemblées, légères et harmonieuses sur lesquelles différents motifs font référence à l'histoire de la traite. « Si on exposait ce travail dans une galerie à Londres ou à New York, cela n'aurait vraiment pas la même portée». Un enjeu social et identitaire pour la Martinique L'un des principaux objectifs de cette biennale est de rendre l'art contemporain plus accessible à la population d'une île où les arts visuels sont encore peu développés. « Les arts visuels restent la dynamique la plus faible en Martinique. L'explication que l'on donne généralement c'est que dans l'habitation esclavagiste, la représentation était interdite. Le maître blanc s'en méfiait énormément car elle pouvait signifier une puissance divine concurrente de son pouvoir», analyse Patrick Chamoiseau, écrivain et membre du comité scientifique de la biennale, il est l'un des meilleurs connaisseurs de l'identité martiniquaise. « L'autre difficulté que l'on a eu c'est qu'avec la domination de la vision occidentale, la vision paradisiaque, c'est très difficile d'exprimer une forme plastique qui soit signifiante. Césaire disait : nous avons un paysage, il nous reste à en faire un pays.» Pour encourager cette dynamique, les organisateurs ont donc imaginé trois parcours in situ dans différentes communes de la Martinique avec installations, fresques ou graffitis. Ainsi, à Fort-de-France, dans la magnifique bibliothèque Schelcher, bâtiment mélangeant art nouveau et influences byzantines, le Cubain Carlos Estevez explore le lien étroit entre les arts visuels et la littérature avec ce qu'il appelle «un cahier de notes volant» : un immense cerf-volant suspendu sur lequel sont inscrits ses notes personnelles et dessins préparatoires. A Saint-Pierre, ville anéantie par l'éruption de la montagne Pelée en 1902, Inès de Tolentino, artiste née à Saint-Domingue et vivant à Paris, a habillé un immeuble en ruines avec des couvertures de survie qui se gonflent selon la puissance et le sens du vent. Rendez-vous dans deux ans ? Terre d'écrivains, la Martinique peut-elle devenir une terre de plasticiens et un carrefour des arts visuels dans la région ? Au-delà des questions organisationnelles, le principal défi pour la BIAC sera de trouver des investisseurs privés pour pérenniser l'événement. Cette biennale, presque entièrement financée par le conseil régional de la Martinique, est pour le moment trop dépendante des fonds publics. Une fois les célébrations du centenaire de la naissance d'Aimé Césaire passées, la volonté politique sera-t-elle la même dans deux ans ? La directrice de la BIAC, Johanna Auguiac-Célénice, espère également que l'événement sera capable d'attirer rapidement collectionneurs, directeurs de musées et de fondations. « Après la BIAC, il y a la foire d'art contemporain de Miami. Il faudrait que l'on puisse devenir une étape pour les collectionneurs en route vers Miami. On est une petite île et ici aussi les artistes doivent pouvoir vivre de leur travail.»