La poésie d'Arun Kolatkar, étroitement associée à Bombay, est publiée en français pour la première fois. Kala Ghoda, Poèmes de Bombay brosse une cartographie poétique de la ville, de sa faune et de sa flore. Ce volume, qui est son dernier recueil, est une révélation. Au cours des dernières décennies, la littérature indienne de langue anglaise a gagné en visibilité internationale et prestige. Les Arundhati Roy, les Shashi Tharoor, pour ne citer que ceux-là, sont aujourd'hui lus, appréciés, célébrés à travers le globe. Ils sont primés par les jurys des prix littéraires (Booker, Médicis, Orange, Commonwealth...) et invités à venir parler de leurs œuvres dans des grandes manifestations littéraires du monde entier. Les romans indiens figurent désormais dans les listes des lectures obligatoires de tout honnête homme. Or la production anglophone indienne ne se limite pas aux romans. Elle compte aussi une vibrante littérature de voyage, des essais de tous genres, du théâtre et, last but not least, de la poésie. La poésie indienne de langue anglaise n'a certes pas la visibilité internationale de la fiction en provenance du sous-continent, elle n'en reste pas moins profondément originale et authentique. Le «secret littéraire le mieux tenu de l'Inde» Ses débuts remontent au 19e siècle. Les voies subversives que ses épigones contemporains (Nissim Ezekiel, Dom Moraes, Adil Jussawalla...) ont conduit dans son supplément littéraire le quotidien britannique The Times à affirmer que «la poésie indienne qui peut se targuer de s'inscrire dans une tradition plus ancienne et plus sophistiquée que celle de la fiction anglophone, sera peut-être un jour mieux connue en Occident». L'auteur de ces quelques lignes avait en tête l'œuvre du poète indien Arun Kolatkar dont les éditions Gallimard viennent de publier en version bilingue un des tout derniers recueils de poèmes intitulé «Kala Ghoda - Poèmes de Bombay». Le recueil qui comporte 28 poèmes de longueur inégale donne la mesure de la maturité littéraire de ce poète hors du commun que ses admirateurs comparent pêle-mêle à Apollinaire et à William Carlos Williams, aux surréalistes et aux poètes de la Beat Generation, notamment Allen Ginsberg dont il était proche. On pourrait ajouter Mandelstam et Horace, T.S. Eliot et Neruda, sans oublier les poètes associés à la riche tradition poétique indienne connue sous le nom de poésie dévotionnelle. «Génie méconnu», «légende invisible », Kolatkar est le «secret littéraire le mieux tenu de l'Inde», a écrit la presse indienne à la mort du poète en 2004. Un secret que le duo Pascal Aquien-Laetitia Zecchini nous aide à percer à travers leur traduction magistrale et pionnière qui donne aux lecteurs des repères indispensables à l'appréhension de l'univers du poète indien. Cet univers est à la fois héritage et déconstruction. Héritier d'une civilisation millénaire, Kolatkar mêle les débris du passé avec la sensibilité du présent, son irrévérence et son cynisme. C'est le sens qu'il convient de donner à Jejuri (1976), un cycle de poèmes inspirés de la visite du poète à la ville religieuse éponyme, qui l'a fait connaître. Structuré comme un pèlerinage, Jejuri met en scène une odyssée moderne, une quête de sens dans un monde post-nietzschéen. Bombay, creuset multiculturel Né en 1931 dans la province occidentale indienne du Maharashtra, Arun Kolatkar était un homme de nombreux talents. Ce poète bilingue, écrivant à la fois en anglais et en marathi (sa langue maternelle), a aussi été chanteur, dessinateur et directeur artistique dans une des agences de publicité indiennes les plus importantes. Sa création qui se situe à la confluence de différents genres et de différents idiomes est à l'image de la ville de Bombay, «creuset multilingue, multiculturel et multiconfessionnel dont l'œuvre de Kolatkar est inséparable», écrit Laetitia Zecchini dans sa préface au recueil qu'elle nous donne à lire. Bombay que Kolatkar n'a jamais vraiment quitté est le thème central du recueil de poèmes traduit par le duo Zecchini-Aquien. A la fin de sa vie, le poète est venu s'installer à Kala Ghoda, le quartier des artistes de Bombay. «Kala Ghoda» signifie en marathi le cheval noir. Les amis du poète se souviennent de l'étroitesse de la chambre où il vivait avec son épouse, où il n'y avait de place que pour les ouvrages de poésie venus du monde entier. Le poète puisait son inspiration dans ces livres accumulés le long des murs jaunis de son studio de 15 m2, mais aussi dans le spectacle de la vie du quartier auquel le poète assistait du vestibule du café le Wayside Inn qu'il fréquentait assidûment et où il rencontrait ses amis. Ce café qui est entré dans la légende de la littérature indienne donnait sur le carrefour où s'élevait autrefois la statue équestre du souverain britannique Edouard VII et qui est devenu au cours du temps le lieu de passage d'une foultitude de personnages, les uns plus hauts en couleur que les autres : balayeurs, vagabonds, vendeuses de haschisch, cireurs de chaussures, dame-pipi fumant la pipe, gamins de rue paralytiques et filles «en cloque», mais aussi chiens errants, chatons, chiots, rats et corbeaux... Ils sont les véritables protagonistes des poèmes de Kolatkar. Une poésie réaliste Le poème en neuf séquences et en vers libres qui ouvre le volume est exemplaire de l'art du poète. Réaliste, urbain et parodique. Le narrateur de ce texte programmatique est un chien paria. Il fait défiler au rythme de ses évocations rêveuses le présent et le passé de la ville pour mieux se les approprier, jusqu'à s'identifier à Bombay : «Je ressemble un peu à une carte de Bombay du dix-septième siècle/avec ses sept îles/dessinées d'un épais trait noir/sur un corps de la couleur d'un vieux parchemin» A mi-chemin entre blues et poésie dévotionnelle de l'Inde médiévale, la poétique de Kolatkar puise son inspiration dans la poésie d'ici et d'ailleurs et s'organise en réseaux de correspondances où le local s'encastre harmonieusement dans l'universel et vice-versa. Le résultat est jubilatoire, inventif et évocateur, comme le sont les clichés réimaginés qui ponctuent les 28 poèmes de ce recueil singulier : «La reine du carrefour aux pieds nus», «Notre-Dame-des-Fleurs-Mortes» ou encore «Cantique des ordures»... T. C. Kala Ghoda - Poèmes de Bombay, par Arun Kolatkar. Traduit de l'anglais par Pascal Aquien et Laetitia Zecchini. Paris, Poésie/Gallimard, 2013, Edition bilingue, 352 p.