On ne peut pas synthétiser la vie et l'œuvre de Kateb tant elles sont insaisissables par leur complexité, leur étendue et leurs nombreux signifiés de connotation. Il y a des hommes qui n'ont pas d'équivalent par leur extrême intelligence, leur style d'écriture. C'est le cas de Kateb dont l'originalité est d'une rareté déconcertante. Lui-même se disait être l'auteur d'un seul livre alors qu'il a été prolifique dans tous les genres littéraires. Ses romans « Nedjma » et « Le polygone étoilé », parties intégrantes d'un même roman, sont d'une beauté incomparable mais hermétiques au décryptage, à l'image de ses nombreuses nouvelles où on retrouve les mêmes personnages. Et l'une des particularités de Kateb est de faire d'un roman polyphonique un poème interminable et une pièce théâtrale. Un dramaturge et un révolutionnaire invétéré Les pièces théâtrales constituent des supports à ses idées révolutionnaires. Etre révolutionnaire pour Kateb, c'est être contre l'immobilisme pour le changement, l'évolution des mentalités, le progrès. Kateb a aussi parfaitement incarné la démocratie. Il a toujours aimé parler dans le respect de la différence, ce qui lui a valu de graves ennuis. Cela a commencé pour lui le 8 mai 1945, jour au cours duquel les Algériens ont subi une féroce répression de la part des autorités policières et militaires du colonisateur français, alors qu'ils s'étaient révoltés contre le gouvernement de la puissance coloniale qui refusait de reconnaître leurs droits les plus élémentaires à la liberté et à la dignité. Kateb qui se trouvait à Sétif s'était spontanément rangé du côté de ses concitoyens révoltés. Il s'est retrouvé en prison. Par la suite, sa mère est devenue malade et le lycée français l'a exclu. C'est à partir de là que l'errance a commencé pour Kateb. Mais sa pensée s'est affinée par la lecture d'œuvres choisies : les pièces théâtrales de la Grèce antique, les romans de Faulkner. Ceci peut-être pour mieux connaître le génie de l'homme, les spécificités du patrimoine populaire, tout ce qui ne se voit pas comme le côté psychologique de la nature humaine, le moi intérieur. Ses personnages sont ainsi des être insaisissables. Nedjma est à la fois omniprésente et absente. On ne la côtoie pas mais elle est au-dessus de tout le monde. Elle est le symbole fort de la féminité, surtout de l'Algérie, mère patrie de tous les Algériens dignes de ce nom. Kateb avait aussi cet avantage d'avoir eu une maman qui l'avait nourri de cette littérature populaire dont elle était férue et qui produit les meilleurs écrivains. « Le vautour » d'une de ses tragédies doit être quelque part dans l'imaginaire de nos ancêtre comme un oiseau qui traduit mieux la colère des ancêtres disparus mais dont l'image reste impérissable pour avertir sans cesse les vivants sur les conséquences d'un éventuel dérapage. Nedjma, un roman mais un labyrinthe Il est facile d'y entrer mais difficile d'en sortir. Quand on y est, on a du mal à se situer tant l'œuvre est faite d'un mélange de passé, de présent et de projections dans le futur. C'est là qu'apparaît l'originalité de Kateb. Comme le polygone qui en est la suite logique, Nedjma est d'une lecture agréable. C'est même un régal pour qui en a compris la structure. On peut d'ailleurs pour bien réussir une lecture profitable, tracer une courbe pour chaque personnage pour se rendre compte que son itinéraire dans le roman ne suit pas la chronologie à l'image de l'esprit qui habite chaque être humain qui revit son passé, essaie de tirer le maximum de profits du présent pour préparer l'avenir devenu pour lui une obsession. Ce que dit une femme de culture en abordant Nedjma : « Je voudrais m'aventurer et vous proposer mes hypothèses de lecture. Je vais commencer par la fin. Comme Nedjma. (En fait, Nedj-ma recommence à la fin et à la fin elle commence, elle reprend au commencement qui est la fin. J'y reviendrai). C'est ça qui fait le labyrinthe dans lequel le lecteur tourne en spirale, puisqu'à la fin du roman, il se retrouve au début. L'originalité du roman est à l'image du personnage. Nedjma ne fait pas partie des acteurs du roman, elle est absente tout en étant d'une présence obsédante. Assia Djebbar en donne un aperçu : « Or, le roman de Kateb Yacine, Nedjma, est travaillé de processus divers : dialogues réalistes, récit, journal par fragments, monologue, carnet, rêverie lyrique (italique parfois) devenant ainsi lieu de dislocations incommensurables, de confusion des voix et de versatilité ». Dans son livre « Je bâtis ma demeure », Jabès dit à propos des talents de l'auteur : « l'art de l'écrivain consiste à amener petit à petit les mots à s'intéresser à ses livres». Mireille Calle Gruber dit que « la voix féminine habite l'écriture de Kateb Yacine. C'est la voix d ‘écriture qui est porteuse de voix féminine. Pour la présentatrice du roman, Nedjma n'est pas le personnage principal du roman mais le titre. Cette femme ne parle guère ; elle est parlée, elle est décrite, écrite, racontée, inventée, fantasmée par les différents personnages masculins tour à tour énonciateurs-rêveurs et passeurs de fables ». Le 8 mai 1945, une journée historique à l'origine d'une carrière d'écrivain hors du commun S'il n'y avait pas eu cet événement déterminant dans l'histoire de l'Algérie, Kateb Yacine ne serait pas devenu celui que nous avons connu, sa mère ne serait pas devenue folle et lui-même aurait continué ses études jusqu'au baccalauréat qu'il aurait décroché avec facilité. Ce diplôme lui aurait ouvert les portes des universités qui auraient fait de lui un autre type d'intellectuel. Mais à quelque chose malheur est bon. Kateb s'est jeté dans la tourmente révolutionnaire dont la conséquence a été de se faire exclure du lycée de Sétif. Sa position antifrançaise était claire. Ayant été d'un dynamisme extraordinaire, Kateb a continué sur la voie des grands révolutionnaires de ce monde de la trempe d'Ho Chi Minh, Mao Tsé Toung, Bertold Brecht qu'il a connus et qui, comme lui, n'ont jamais admis l'exploitation de l'homme par l'homme, ni la domination coloniale et l'injustice sous toutes ses formes. A 16 ans, Kateb a donné à Paris une conférence sur l'Emir Abdelkader, puis au fil des années dans la perspective de la révolution libératrice à laquelle il a continué à prendre une part active, Kateb est devenu romancier, dramaturge, poète d'envergure internationale. En plus de ses romans, des nouvelles et des pièces théâtrales ont vu le jour sous sa plume et dans le même style. « Le cadavre encerclé » est une tragédie qui reconstitue le drame de mai 1945 dont il a été une victime et à vie.