Bâtiments à multiples fonctions, tout à la fois hôtels pour les gens de passage, entrepôts de marchandises et lieux d'échanges commerciaux, les fondouk constituaient à Constantine un microcosme économique des plus animés. Au fil du temps, les fondouk sont presque naturellement devenus des relais d'une importance capitale pour la préservation du chant citadin. C'est dans ces petits bâtiments de la vieille ville, convertis en une sorte de conservatoire dédié à lamusique savante, que la musique citadine a été transmise et perpétuée. Si le concept du fondouk est connu sous les appellations de caravansérail, un terme d'origine persane, ou khân dans le Moyen-Orient, les historiens s'accordent à dire que les fondouks représentaient aussi une particularité dans les grandes villes maghrébines où ils ont été introduits durant le règne Ottoman Seldjoukide. Mohamed El Eulmi, un universitaire spécialiste du patrimoine, affirme que les fondouk étaient le propre des grandes villes du royaume de la Sublime Porte. Il soutient également que c'est au sein de ces établissements que les souverains ottomans géraient, à travers leurs auxiliaires, les affaires et négociaient les intérêts politiques de l'empire. C'est dans les fondouk que le pouls des peuples et des villes lointaines était mesuré grâce aux membres des différentes caravanes qui y observaient des haltes ou y faisaient escales, soutien encore M. El Eulmi. Les fondouks, au plan de la conception architecturale, ne diffèrent pas les uns des autres. Ils sont composés, pour la plupart, d'un grand corps de logis donnant sur une cour carrée, au milieu, des magasins au rez-dechaussée et des chambres à l'étage, communiquant les unes avec les autres par une galerie qui donne sur la cour. Dans certains fondouk, une porte située au fond de la cour menait à un autre espace qui servait de parc aux animaux qui transportaient les marchandises et les négociants. Généralement, un café était également ouvert à l'intention des voyageurs de passage. Les fondouk de Constantine, lieu de préservation du chant citadin aux côtés de leursmultiples rôles économiques et sociaux, les fondouks, dans l'antique Cirta, ont développé, au fil des ans, une fonction culturelle des plus importantes. M. El Eulmi soutient qu'il y a 400 ans, l'écrivain constantinois Abdelkrim El Fegoun, décrivant la vie culturelle dans la cité, parlait d'une «sorte de nadis» (clubs) ou de «madjliss » où étaient interprétés différents genres musicaux. Ce spécialiste affirme aussi que chaque genre de musique citadine avait son propre «madjliss» dans le fondouk où lesmélomanes, dans une chambre louée à l'année, vivaient pleinement leur passion. Les fondouk (prononcés fendak à Constantine) de Bencharif, à R'cif, de Ben Azziem à Chatt et de Sidi Gsouma, à Rahbet Essouf, situés tous dans la vieille ville de Constantine, ont efficacement contribué à la préservation de la musique savante de l'antique Cirta. L'on soutient que jadis, le statut d'artiste passait nécessairement par la fréquentation et l'adhésion à l'un des «madjliss» musicaux des fondouks. L'on y venait d'Annaba, de Skikda et de toutes les villes dans l'est du pays avec l'espoir d'appartenir à un de ces «madjliss». Saâd Djaballah Al Annabi, le chantre célèbre pour son poème «El Boughi»,magistralement chanté par Raymond Leyris, puis parHadj-Mohamed-Tahar Fergani, fréquentait, assure-t-on, fondouk Ben Azziem. Le «paradis» du Zedjel M. El Eulmi évoque, parmi les adeptes des fondouk, plusieurs artistes et non des moindres. Omar Chekleb (1902-1948), qui fut l'un des piliers de la musique malouf, était un fidèle du madjliss Hawzi. Le luthiste virtuose Mohamed-Seddik Fergani, dit Zouaoui (1913-1995), les chanteurs Abdelmoumen Bentobal (1928-2001), Cheikh Hassouna (1896-1971), AbdelkrimBestandji (1886-1940) et même la mémoire vivante du malouf, Mohamed- Tahar Fergani, figuraient parmi les artistes qui fréquentaient assidûment le fondouk Ben Azziem, dans le madjiss du malouf, tandis que Maâmar Berrachi (1904- 1989), Ferd Ettabia (1889-1978), de son vrai nomAmar Bouhaoual, étaient les figures phares dumadjliss du Zedjel, une forme d'expression poétique en arabe dialectal, développée en Andalousie au XIe siècle par l'innovateur de ce style musical, le poète de Cordoue IbnQouzmane (1078- 1160). Au sein de ce club, affirme M. El Eulmi, «la passion des adeptes de ce genremusical avait pris le dessus, ce qui leur a permis, non seulement de partager la beauté lyrique du Zedjel et la richesse de sa mélodie, mais aussi d'oeuvrer à l'interpréter à l'identique pour en préserver l'authenticité». Parmi les villes de Constantine, de Tlemcen, de Tunis et de Fès (Maroc), où cet héritage musical de l'Andalousie est partagé, c'est dans les fondouk de l'antique Cirta que des hommes se sont donnés pour mission de préserver et de perpétuer le Zedjel, une musique qui s'adresse à l'esprit et au coeur. Ces lieux authentiques, pleins de poésie, dont lesmurs résonneraient presque encore aujourd'hui des envoûtantes mélodies du Zedjel, dépérissent à vue d'oeil. Toutefois, une solution a été trouvée à cette situation déplorable puisque l'on annonce la réhabilitation, dans le cadre de lamanifestation «Constantine, capitale 2015 de la culture arabe», de cinq parmi les fondouk de Constantine.Une décision applaudie chaleureusement par tous les Constantinois qui ont pu admirer, il y a quelques jours à peine, Dar Bahri, complètement rénovée, et qui reste un autre témoin de lamémoire de la ville, aumême titre que les fondouk.