Des milliers de personnes ont accompagné jeudi à sa dernière demeure le maître incontesté de la chanson chaâbi, Amar Ezzahi, décédé la veille à son domicile à Alger à l'âge de 75 ans. Admirateurs anonymes, amis de l'artiste, ainsi que des responsables d'institutions et de partis politiques étaient présents au cimetière d'El-Kettar à Alger où reposent de grandes figures de la chanson populaire algéroise à l'exemple de Hadj M'hamed El-Anka, Boudjemâa El-Ankis et El-Hadj Mrizek. Des figures connues de la musique chaâbie, comme Abdelkader Chaou, Aziouez Raïs, Abderrahmane El-Kobbi ou encore Boualem Rahma et Laazizi Abdelkader, élève de Hadj M'hamed El-Anka, ont également assisté à l'enterrement. C'est sous les youyous et les clameurs de la foule massée devant l'immeuble où l'artiste avait vécu que le cortège accompagnant la dépouille mortelle d'Ezzahi, recouverte de l'emblème national, s'est ébranlé vers le cimetière. Plus tôt dans la matinée, la foule avait occupé les rues à proximité du domicile mortuaire, tandis que les artères et les rues menant au cimetière étaient embouteillées, ralentissant le trafic automobile dans presque tout le centre-ville d'Alger. La veille et dès l'annonce de la disparition de l'artiste, des fans de tous âges venant de différents quartiers d'Alger et d'autres villes ont afflué, jusque très tard dans la soirée, vers le domicile du chanteur disparu pour lui rendre un dernier hommage. L'annonce du décès d'Amar Ezzahi avait également suscité de nombreuses réactions d'artistes, unanimes à qualifier sa disparition de «perte inestimable» pour la culture algérienne, devenue orpheline d'un «artiste d'exception» et à la «modestie sans pareille». Le président de la République, Abdelaziz Bouteflika, avait, dans un message de condoléances, estimé que l'Algérie perdait en Amar Ezzahi «une icône de la chanson chaâbie et un talentueux créateur qui a passé sa vie au service du patrimoine musical national, et qui a légué au champ culturel des chansons éternelles». Le président du Conseil de la Nation, Abdelkader Bensalah a, lui aussi, dans un message personnel de condoléances parvenu jeudi l'APS, salué la mémoire d'un «pilier de l'art chaâbi authentique» et rendu hommage à l'homme connu pour «sa simplicité et sa modestie», alors que le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, déplorait la perte d'un «symbole» et d'un «monument» de la scène artistique en Algérie. Par ailleurs, la disparition du célèbre interprète de «Zinouba» a fait la Une des principaux journaux algériens paraissant jeudi et les utilisateurs des réseaux sociaux ont rendu hommage à l'artiste en partageant des enregistrements de fêtes familiales, numérisées par ses fans qui ont également tenu, à travers la toile, à rendre un vibrant hommage à la modestie du chanteur. Natif de Tizi-Ouzou et installé très jeune à Alger, Amar Ezzahi, Amar Aït Zaï de son vrai nom, a débuté sa carrière à la fin des années 1960 en s'inspirant du style de Boudjemâa El-Ankis, autre grand interprète du chaâbi, disparu en 2015. Réputé pour sa discrétion, l'artiste animait depuis près de cinquante ans des fêtes familiales, mais sa dernière apparition sur scène remonte à 1987 à Alger, lors d'un concert donné à la salle Ibn-Khaldoun. Amar Ezzahi lègue une oeuvre musicale impressionnante de richesse, interprétée durant cinquante ans avec un style unique qui continue d'influencer de nombreux artistes. Le génie musical qui a incarné le chaâbi Si El-Hadj M'hamed El-Anka a fait du chaâbi un genre à part entière, Amar Ezzahi, lui, l'a hissé à des sommets musicaux et spirituels en incarnant pendant cinquante ans, l'esprit et la lettre d'un art populaire auquel il voua, loin des projecteurs, toute son existence. De la chansonnette avec laquelle il débute sa carrière dans les années 1960, en interprétant les textes du compositeur Mahboub Bati, jusqu'aux pièces du Melhoun (poésie populaire) dont il exhume les trésors, en passant par l'andalou, Ezzahi aura imposé un style fait d'improvisations, de virtuosité musicale et d'interprétation profondément nourrie du mysticisme des troubadours maghrébins qu'il a célébrés. Cette touche unique qui lui vaudra le surnom de «Soltane Lahwa» (Roi des airs musicaux), l'artiste l'a aussi imposée grâce à ses enchaînements entre les Qsid (poèmes) durant les longues soirées de fêtes : capable de changer de registre, de rythme ou de mode en quelques notes, il a contribué, de l'avis des connaisseurs, à casser la monotonie du chaâbi. Cette liberté s'est aussi exprimée dans ses mélanges improbables d'airs et de textes, à l'exemple de sa célèbre interprétation de «Esmaâ Noussik Ya Insane», un poème-testament du grand Abdelaziz El-Maghraoui (Maroc, XVIe siècle) sur un air de Mohamed El-Badji (1933-2003) dont il avait, par ailleurs, interprété avec brio les plus grandes chansons. Amar Ezzahi aura surtout contribué à ouvrir le chaâbi sur d'autres genres : musique classique, bande originale de film et même variété française font leur apparition dans ses morceaux et acquièrent, sous les riffs délicats de la mandole du maître, une sonorité locale. L'ampleur de la recherche musicale de l'artiste n'est explicable qu'au regard de la vie retirée qu'il avait choisi de mener. Une existence entièrement consacrée au perfectionnement de son art. Lui qui se définissait comme «un petit chanteur populaire», aura ainsi fait siennes, jusqu'à les incarner, les valeurs de modestie, de conscience de sa propre petitesse devant l'immensité de la création, portées par les poèmes soufis de Benmsayeb, Bensahla et d'autres auteurs. Il aura, aussi, incarné, pour les plus âgés tout comme pour les jeunes, le sens profond du chaâbi né dans les années 1940 et des souffrances des Algériens durant la colonisation : un art des pauvres dont il fut proche et une musique des quartiers populaires qu'il n'a jamais quittés, ces mêmes quartiers où sa voix continuera à résonner.