Issu d'une dynastie de musiciens de qawwali, Nusrat Fateh Ali Khan avait porté ce style aux sommets. Peter Gabriel, Björk, Massive Attack, Shahram Nazeri et beaucoup d'autres l'admiraient. Depuis sa mort il y a vingt ans exactement, son pays attend toujours un successeur. Eté 1997. Deux semaines après avoir vu partir Fela, Richter et Burroughs le temps d'un week-end meurtrier, c'est au tour de Nusrat Fateh Ali Khan de quitter, le 16 août, son enveloppe corporelle, qui avait fini par lui peser. Un diabète mal soigné aura eu raison de celui qui eut droit à toutes sortes de surnoms : le «Pavarotti d'Orient», la «voix de l'extase», le «messager de paix», le «rossignol pendjabi», ou encore le «Bouddha chantant», en allusion à son surpoids. Coïncidence, il meurt un jour après les festivités du cinquantième anniversaire de la déclaration d'indépendance du Pakistan, le pays où il est né en 1948. Et comme par hasard, Nusrat disparaît vingt ans après Elvis, jour pour jour. Avec l'Américain, le Pakistanais partage une voix d'exception, mais aussi le privilège d'être connu de son simple prénom. Vieux sage Pour ce mystique, il faudra y voir l'ultime signe d'un destin hors du commun. Le premier est apparu alors qu'il n'avait pas encore 1 an, lorsqu'un vieux sage de passage dans la maison familiale dit à son père de changer le prénom de cet enfant béni, selon Ahmed Aqil Rubi, auteur de A Living Legend (biographie parue en 1992 chez Words of Wisdom). «Quelqu'un qui se nomme Pervez ne peut chanter les louanges du Prophète !» Le petit deviendra dès lors Nusrat, un prénom qui signifie «la voie vers le succès». Pourtant, rien n'est encore gagné pour le bambin, dernier-né d'une dynastie de bel canto dont on prétend qu'elle remonte à plus de six siècles. Son père n'est autre qu'Ustad Fateh Ali Khan, qui domine alors la musique qawwali avec son frère Mubarak. Il ne voulait pas que son fils suive son chemin, mais qu'il devienne médecin. Jusqu'à ce que Nusrat, adepte en secret des préceptes paternels, le convainque de ses talents. Tant et si bien que ce dernier le confie aux bons soins de Pandit Dina Nath. «Avec les quatre ragas que je lui ai appris, cet enfant conquerra la planète», prédira ce grand maître indien. Nusrat doit encore s'imposer, d'autant que son père meurt en 1964. Dix jours plus tard, le jeune homme a une révélation, qu'il résumera ainsi : «Mon père m'a rendu visite en rêve. Il m'a touché la gorge, puis j'ai commencé à chanter, une heure durant. Dans ce rêve, je savais que je chanterais sur le mausolée d'Ajmer Sharif en Inde.» Cinq ans plus tard, la prophétie se réalise. Nusrat Fateh Ali Khan chante sur le tombeau de ce saint soufi. Fondant son «party» (groupe) en 1971, celui qui fut longtemps raillé pour son physique entame dès lors une irrésistible ascension. En 1975, lors d'un grand festival qui réunit ses pairs mais aussi les dignitaires du régime, il fera un triomphe avec un répertoire des plus osés, tout à la fois ancré dans le rigorisme textuel et prompt à toutes les hérésies formelles. La légende est en route. Ancien cinéma Nusrat fut, plus qu'un prénom, un son. Celui d'une voix qui s'envole, cheminant à sa main parmi les octaves, cette main qu'il dresse vers le ciel dès qu'il entame une louange dévotionnelle. Du plus profond dans les graves au plus haut perché dans les aigus, son chant irradie à tout moment. Comme à l'occasion de la fête du printemps, en 1997 à Lahore, dans un ancien cinéma des faubourgs de la bruyante capitale du Pendjab, son fief. Quelques mois avant sa mort, «l'humble serviteur d'Allah», comme il se définissait, était déjà bien fatigué, nécessitant une impressionnante traction pour l'élever sur la scène. Mais une fois posé en tailleur là-haut, ce jour-là, il entama un récital de deux heures, boosté par son Qawwali Party. Chœur battant des mains, joueurs d'harmonium, percutants tablaistes (du «tabla», instrument de percussion indien) : en tout, une dizaine de disciples dont deux autres chanteurs, le frère cadet de Nusrat, Faruk, et le fils de ce dernier, Rahat Ali Khan, chargé de le seconder. Les autres se contentaient de suivre et ponctuer les cascades harmoniques et surprenantes métriques du leader. Il en fut encore ainsi, deux jours plus tard, lorsque Nusrat se produisit dans un vaste stade à l'occasion de la Coupe du monde de cricket. Le Pakistan, tenant du titre, venait tout juste de croquer menu les Néerlandais. L'excitation paroxystique atteignit son comble lorsque Nusrat déboula sur scène. On évacua les plus touchés par la grâce de ce visionnaire réformateur d'une tradition née au XIIIe siècle, quand le poète Amir Khusrau avait apporté la bonne parole islamique - le qawwali - au futur «pays des purs», histoire d'y séduire les hindouistes rompus aux vertus des ragas. «J'ai accéléré les tempos et accordé davantage de place à l'improvisation.» Tout comme Charlie Parker, l'oiseau délire du be-bop auquel on peut mesurer ses envolées vocales. «Les gens dansent depuis peu à mes concerts», nous avait confié le musicien après sa performance. Avant de se dire «heureux» de cette ferveur d'un peuple qui saluait régulièrement ce médium en l'arrosant de roupies. Ce soir-là, ce fut une pluie qui l'inonda pour le remercier et l'inviter à continuer ces sérénades mystiques. Bandes originales Au début des années 90, l'heure a sonné. L'enfant de Faisalabad écume les scènes du monde entier, conquérant à chaque office de nouveaux adeptes. La France, l'Angleterre, le Japon, puis les Etats-Unis succombent au charme de sa magnificence, qui manie comme peu l'art de la dramaturgie. Bandes originales de films kitsch hindis ou remix saccadés du bhangra, le Pakistanais est le favori de sa diaspora. Peter Gabriel, qui l'a signé sur son label Real World, va lui permettre de toucher un autre public. Pour l'ex-Genesis, Nusrat Fateh Ali Khan est «l'un des plus grands chanteurs de notre temps». Très vite, Björk déclare sa flamme, Mick Jagger s'affiche à Londres avec celui qu'il considère comme un «performeur hors norme», Eddie Vedder de Pearl Jam partage le micro, Jeff Buckley veut même aller interviewer sur place celui qu'il considère comme son «Elvis». La liste est longue, si l'on y ajoute la plupart des musiciens de jazz conquis, les plus grands noms des musiques traditionnelles, du Tunisien Anouar Brahem au Kurde Shahram Nazeri. Lorsque Massive Attack, au pic de sa popularité, s'empare de sa musique, Nusrat assoit définitivement son aura planétaire. La voix du maître apparaît même sur les bandes originales de Dead Man Walking (la Dernière Marche), la Dernière Tentation du Christ ou Tueurs nés, non sans provoquer des remous. «Si ces gens veulent travailler avec moi, tant mieux. Le message de ma musique est ouvert. Quiconque peut se délecter de mes poésies à la gloire de Dieu et entrer dans cette phase spirituelle pour s'élever», affirma-t-il au crépuscule de sa vie. Vertiges vocaux Impassible, Nusrat demeurera en fait fidèle à sa ligne de conduite : un évangéliste guidé par la musique, instrument de son prosélytisme. «La principale différence est que ma musique a été allégée. Elle est plus facile d'accès», ajoutera-t-il lorsqu'on insista pour savoir ce qu'il pensait de ces fusions. Comprenne qui pourra. Dans cette stratégie de conquête des cœurs et âmes, il ira même jusqu'à s'acclimater avec une rythmique rock. Toujours est-il qu'il faut remonter à Ravi Shankar pour trouver une musique orientale d'obédience religieuse qui a autant marqué le grand public occidental. Vingt ans plus tard, que reste-t-il de cette étoile éteinte aux premières lueurs d'Internet ? Plus de 120 disques gravés en guère plus de deux décennies, des remix et compilations en tous sens, des disques hommages à la pelle, et même un duo post mortem avec Alanis Morissette ! Malgré tout, l'écho de son iconique chant n'est pourtant pas parvenu à se démultiplier à l'heure du numérique. En Europe, son nom ne résonne guère chez les jeunes générations, et au Pakistan, nul prétendant au trône n'est parvenu à lui succéder. L'imposant chanteur Faiz Ali Faiz fut pressenti, tout en admettant qu'il était impossible d'atteindre un tel degré de perfection et de raffinement. Ses petits cousins, Rizwan et Muazzam Ali Khan, malgré un embonpoint qui permit d'établir une stratégie de communication visant à les placer dans son sillon, ne parvinrent jamais à la hauteur de tels vertiges vocaux. Quant à Rahat, son neveu et plus fidèle disciple, il ne fait pas le poids : trop mince pour que l'aventure perdure, malgré une voix solide et un statut de successeur officiel. Pour lui qui fut au côté du maître pour ses dernières sessions studio, à Los Angeles sous la direction de Rick Rubin, cela ne faisait pas de doute : «Personne n'égale Nusrat. D'ailleurs, une telle voix ne se reproduira pas de sitôt.» Ite missa est.