Lorsqu'il se rend en Algérie pour la première fois en 1885, Elisée Reclus est déjà célèbre comme géographe, auteur de la monumentale Nouvelle Géographie Universelle, dont le tome XI, consacré à l'Afrique du Nord, vient de paraître, mais aussi comme «pape des anarchistes», celui que la prison en Bretagne puis le bannissement en Suisse. Après son arrestation, les armes à la main, lors d'une sortie de son bataillon à Châtillon en 1871, pendant la Commune, n'ont pas détourné, bien au contraire, de ses convictions libertaires. Au XXe siècle, certains auteurs, peut-être par ce qu'ils pouvaient alors se référer à « une critique construite» de la question coloniale, pourront parler de «l'anticolonialisme introuvable» d'Elisée Reclus. Comme toujours chez ce véritable encyclopédiste, le chapitre de la NGU sur l'Algérie échappe à la vocation étroite impartie dans le titre : il s'agit certes d'une géographie mais, comme il le formule fermement dans une lettre à son ami hongrois De Gérando, «la géographie doit commencer par tout à la fois : cosmographie, histoire naturelle, histoire, topographie, Etc. : elle est bien universelle et même écologique avant la lettre ! La bibliographie est impressionnante et rien n'est avancé, hormis les remarques manifestement personnelles, qu'il ne soumette à une confrontation rigoureuse avec ses articles. De cet abord véritablement scientifique ne pouvait résulter un récit univoque, manichéen. Que nous dit-il ? Que la colonisation a été cruelle ; de nombreux exemples le prouvent. Mais il écrit aussi que : «La conquête n'a pas eu pour résultat général la diminution et l'abaissement des indigènes.» Ses réalisations techniques, en plus de leurs bienfaits fonctionnels attendus, ont souvent libéré le fellah du véritable esclavage occasionné par sa pauvreté : dans les régions proches du désert, grâce au percement par l'occupant de puits artésiens qui lui permettaient des récoltes abondantes, il pouvait échapper au véritable rançonnage imposé par les pillards, les «pourvoyeurs nomades», en se désendettant. Et il admet que cet effet bénéfique ne se limite pas aux seules régions désertiques : il a «observé cette survivance de situations de quasi-servage qui prévalaient avant l'annexion dans d'autres régions», auxquelles la colonisation a mis un terme. Il incrimine les structures féodales de la Société indigène qui favorisent la main mise par les grands chefs, au nom de la tribu, sur des terres qui «seraient sinon largement suffisantes pour nourrir la population si on leur en accordait la possession» et il admet que «la conquête tendrait à faire disparaître ces archaïsmes». Dans son esprit, c'est la religion musulmane qui est responsable de ces archaïsmes et il nous propose à cette occasion un raisonnement original échappant aux «idées reçues». Un rappel historique d'abord : il admet que l'Islam conquérant, en prenant la succession de la religion égyptienne moribonde, a certes joué un rôle civilisateur incontestable en transmettant le contenu des bibliothèques byzantines jusqu'à Tombouctou» ! Il admet, par ailleurs, que «c'est une religion dont les préceptes sont bien plus prompts que le christianisme à établir l'égalité, sinon entre tous les hommes du moins entre les croyants». Mais il ne tente pas d'expliquer les causes de cette dégénérescence. On constate, sans plus, et on tire les conclusions, qui vont loin ! «L'Islam est un frein, c'est la cause de l'archaïsme de la société.» Selon Elisée Reclus, l'Islam était moins puissant, sinon moins répandu, avant la conquête qui a été responsable de réactions paradoxales : elle a tenté de consolider son pouvoir en soutenant, en fait en créant, un clergé, qui plus est — véritable pêché mortel en terre d'Islam — rétribué ! Ces imams stipendiés furent nombreux car cette situation de «collabos» leur permettait de consolider leurs statuts d'exploiteurs du peuple. Ce peuple qui va réagir en associant dans sa haine le colonisateur et son collaborateur musulman : il leur tournera le dos pour ne plus se fier qu'aux véritables imams descendants patentés du prophète. C'est surtout cette haine de l'occupant qu'ils savaient attiser qui attirait les fidèles. Cette analyse plausible nous incite à considérer que la religion musulmane était moins pratiquée avant la conquête qu'après, non pas tant par conviction que par haine de l'occupant et des imams stipendiés. Elisée Reclus prévient d'ailleurs charitablement les «conquérants» : «C'est la misère intolérable des populations qui entraînera votre échec et non une coalition religieuse !» Coalition dont il ne perçoit pas les prodromes. Et la situation en Kabylie le conforte dans cette analyse. Il distingue en effet très nettement les Berbères aborigènes des envahisseurs arabes moins sédentaires et plus religieux même si certains kabyles des plaines se sont arabisés par obligation ou par calcul. Au point de se confondre avec eux. Ceux des montagnes, par contre, ont conservé leur identité. Ils occupent et travaillent leurs terres, souvent inaccessibles, avec acharnement, jusqu'au dernier arpent en escaladant si nécessaire des pics vertigineux : Elisée Reclus déconseille aux colons les tentatives d'installation dans ces territoires à moins de s'unir par le mariage à une héritière autochtone, par tradition libre de gérer son héritage, et de se faire admettre dans l'assemblée du village toujours très démocratique et ouverte pour défendre ses droits. Il considère cette éventualité, qu'il ne juge pas exceptionnelle, comme une solution d'avenir bien plus prometteuse que l'assimilation à laquelle il ne semble pas croire. Un «peuple arc-en-ciel» avant la lettre en quelque sorte. Elisée Reclus ne rejetait donc pas catégoriquement l'idée de colonisation. Pourvu qu'elle soit respectueuse des droits des indigènes. Les anarchistes d'Algérie partageaient-ils ces vues ? La lecture de la thèse remarquable de Philippe Bouba, particulièrement documentée sur l'Histoire de ces groupes en Algérie, nous permet de répondre mais pas de façon univoque : certes, on l'a vu, ils considéraient Elisée Reclus comme une référence mais admettaient-ils la possibilité d'une «bonne colonisation» ? Parmi les journalistes cités dans la thèse de P. Bouba, celui qui s'exprimera le plus clairement, fermement, sur le sujet se nomme Mohamed Saïl. Né en Kabylie à la fin du XIXe siècle, il va vivre le plus souvent à Paris mais en soutenant fidèlement le mouvement libertaire algérois, financièrement par ses collectes de fonds et par ses écrits de qualité adressés au quotidien «Le Flambeau» ou au «Libertaire». Il mettait son fusil au bout de ses idées et il fit la guerre d'Espagne avec les anarcho-syndicalistes de la Colonne Durutti jusqu'à sa blessure, «pas trop grave» mais qui mettra un terme à ses activités militaires et le ramènera en France. A sa mort, en 1954, il maintenait les positions radicales qu'il avait toujours défendues au cours de sa vie mouvementée : il va les préciser dans un article paru dans Le Libertaire intitulé «La Mentalité kabyle», que certains considèrent comme son testament politique. Avant toute chose il prend la défense des «indigènes», qui vivent un «calvaire». Là est le fondement de son action. Le «calvaire» est apparemment plus éprouvant en Algérie qu'en France étant donné l'attrait croissant de la Métropole sur les «migrants». Au point d'inspirer un «Code de l'Indigénat» (adopté en 1881 mais renforcé en 1923 en vue de ralentir une immigration maghrébine devenue excessive). Elle va susciter la fureur de M. Saïl qui «attendait de leur rapprochement avec les ouvriers de métropole un recul de leur religiosité». Comme Elisée Reclus, il pense que la religion, l'Islam en l'occurrence, est un archaïsme entravant le «Progrès». Il ne doute pas cependant de sa disparition inéluctable : comme le nationalisme, «conséquence de la colonisation», il disparaîtra au gré «d'un rapprochement des peuples». Il insiste, il persiste dans ce sens, lorsqu'il s'adresse aux nationalistes tentés par une «alliance du politique et du religieux» en leur déclarant qu'«un gouvernement musulman, à la fois religieux et politique ne peut revêtir qu'un caractère féodal, donc primitif». Comme chez Elisée Reclus, c'est toujours au nom du progrès que l'on juge et que l'on condamne. Sans appel, bien qu'il se montre en l'occurrence amical, paternel, en soutenant les militants algériens «en proie à la répression», il ne cache pas son mépris pour leurs activités militantes : ce sont des «guignols», des «charlatans politiciens», «une bande des quarante voleurs» ! Il prophétise même : «Parvenus au pouvoir, vous vous comporterez de façon pire que les Français.» «Car un arriviste est toujours plus dur et impitoyable qu'un arrivé». « Rien à faire, les Algériens ne veulent ni de la peste, ni du choléra, ni d'un gouvernement de Roumi ; ni de celui d'un caïd». Mais alors que veulent-ils ? Mohamed Saïl répond, clairement, sans détours : « au lendemain de la décolonisation de l'Algérie, ils se gouverneront eux-mêmes, à la mode du village, du douar, sans députés ni ministres, car le peuple algérien, libéré d'un joug ne voudra jamais s'en donner un autre et son tempérament fédéraliste et libertaire en est le plus sûr garant.» Cette profession de foi anarchiste fait manifestement référence plutôt qu'au «peuple algérien» dans sa globalité à la Kabylie de son enfance, celle dont Elisée Reclus «communard» invétéré détaillait le particularisme. Et pour les anarchistes d'Alger, comme pour leurs homologues métropolitains, la Commune de Paris est «une expérience proche de leurs idéaux» que l'on commémore. Comme l'indique explicitement Philippe Bouba, cet «héritage communard» des deux phares de l'idéologie libertaire évoque irrésistiblement les prises de position de Camus, Camus qui «connaissait fort bien la pensée anarchiste» et qui rêvait lui aussi d'un régime fédéraliste, amorce d'un véritable «Commonwealth français». Il connaissait, comme Elisée Reclus, le particularisme kabyle local, caractéristique «d'un peuple ayant vécu dans des lois d'une démocratie plus totale que la nôtre». On doit souligner aussi d'autres similitudes, frappantes bien que non formulées, avec Elisée Reclus, par exemple dans son refus manifeste de l'amalgame : sa condamnation de la colonisation en Kabylie misérable de 1936 ne s'étend pas à celle de l'Algérie tout entière et, comme lui, il condamne également «les colons et les caïds, les propriétaires algériens qui n'ont rien à envier aux colons à cet égard». Ce rapprochement entre des êtres aussi éloignés par leurs origines comme dans leurs parcours peut paraître artificiel, rhétorique, mais il gagne en vraisemblance ne serait-ce qu'en raison de cette prédilection manifeste pour la Kabylie. Celle-ci leur aura permis à tous les trois, chacun à sa manière, de la considérer comme un modèle anarchiste à proposer à l'Algérie toute entière. Mais ce mouvement va échouer comme aussi ces projets fédéralistes «communards kabyles», qui n'ont pas pesé lourd face à la puissance conjuguée des nationalistes, des islamistes xénophobes et de la soldatesque du FLN. On peut espérer qu'ils inspirent encore quelques esprits libres capables malgré tout d'opérer une véritable déconstruction de la situation actuelle. (Suite et fin)