Aujourd'hui, deux thèses s'affrontent à armes inégales. D'un côté celle qui se situe philosophiquement dans le sillage de la révolution et de la pensée françaises à laquelle pour des raisons historiques évidentes notre intelligentsia est rattachée et qui réfléchit l'Etat dans le cadre de l'émergence historique de l'ordre Westphalien aristocratique et plus tard bourgeois avec la montée des classes moyennes fondant les Etats modernes et leurs corollaires constitutifs de séparation des pouvoirs. De l'autre, celle qui, sans vouloir l'assumer ouvertement, pressent au vu de notre histoire que l'avènement de l'Etat moderne prend ses racines dans une culture et une révolution militaire à même de fonder le fait étatique puis l'exercice démocratique populaire face à des facteurs de domination aujourd'hui mondialisés. Lorsque Said Saadi demande au General Major Gaid Salah de partir et plus généralement aux militaires de rester dans leurs casernes, lorsque des intellectuels ayant pignon sur rue comme Lahouari Addi insiste pour dénoncer une confiscation du pouvoir par l'Etat-Major, lorsque des intellectuels répètent à l'envie à la suite de l'historien Mohammed Harbi que « tous les Etats du Monde possèdent une armée mais qu'en Algérie c'est l'armée qui possède l'Etat », lorsque le Congrès de la Soummam est réduit dans ses signifiants au débat réducteur de la primauté du politique sur le militaire jusqu'à la caricature, lorsque l'ex-Premier Ministre Mouloud Hamrouche milite pour l'instauration d'un ordre Westphalien ; nous avons en réalité à faire à une seule et même pensée unique liant les conceptions marxistes ou libérales et qui pose la centralité des instances économiques et sociales comme le fait fondateur de l'émergence des formations étatiques modernes pour enfin déboucher sur des sociétés démocratiques. Pourtant les sciences sociales récentes, celles qui ont émergé à fin du XXème siècle essentiellement dans le monde anglo-saxon, tendent à faire de l'instance militaire et ses intendances d'avancées techniques révolutionnaires, le précurseur de la formation des Etats, y compris européens. Pour un auteur de l'importance de Brian M.Downing (The Military Revolution and Political Change), la révolution militaire et les guerres pré-westphalienne sont parvenues en Europe de l'Ouest en particulier, à venir à bout des féodalités locales et à imprimer des changements politiques, débouchant sur des évolutions institutionnelles portant en gestation les procédés centralisant des Etats modernes, bien plus efficacement que les effets du commerce ou de l'industrie artisanale de l'époque, marginaux dans des économies agraires fondamentalement attachées à l'exploitation des rentes différentielles liées au travail des terres. Ce n'est qu' à la fin de la guerre de cent ans (1453), opposant la France à l'Angleterre que des armées permanentes furent capables de lever des impôts de manière continue et l'auteur de mener une vaste étude comparative afin de souligner la prééminence des modèles « bureaucratiques militaires » du type du Brandebourg menant la guerre du Nord (1655), supprimant les micro-féodalités et donnant naissance à un Etat prussien centralisé, levant les impôts pour entretenir une armée disciplinée, entrainée et au fait des dernières évolutions technologiques et scientifiques. Ce sont donc, en tout premier lieu, les nécessités militaires et ses exigences fiscales qui ont concouru à la formation des Etats bien avant que les forces du marché n'unissent des Nations et des Peuples en cours de constitution à des réalités institutionnelle déjà bien anciennes du fait des guerres. C'est ce qui fit dire à Mirabeau que « la Prusse n'est pas un Etat qui possède une armée mais une armée qui occupe un Etat » et que paraphrasera Mohammed Harbi en établissant une similitude dans le processus de formation étatique de l'Algérie d'avec la Prusse de Fréderic II. Mais M.Harbi manque à saisir, en raison d'une pensée idéologique marxiste privilégiant les causes liées aux formations économiques et sociales, le rôle autonome du fait militaire qui tout à la fois précède et initie la rupture historique du Premier Novembre 1954, activant de manière inéluctable la création du jeune Etat indépendant. La « révolution militaire » dans le mouvement national Et comment ne pas comprendre, l'émergence des « Etats Barbaresques », la formation des arsenaux, ports, ateliers de cintrage, métiers divers avec leur concentration de matières premières tels que les bois nobles, le fer, le chanvre, le goudron et les cohortes de personnels chargés de la comptabilité, d'amiraux, maitres, contremaitres, canonniers, marins, timoniers, pilotes comme une expression de cette « révolution militaire » débouchant de facto sur la naissance d'une société guerrière produisant un Etat justifiant son existence par le recours permanent à une industrie et un commerce de la course comme d'autres en Europe, à la même époque faisait de la mise à sac des duchés voisins ennemis une des activités économiques les plus lucratives du Moyen Age ? Il est un fait reconnu par tous que la naissance de l'Etat algérien moderne est d'abord le produit d'un long cheminement qui a pris différentes formes armées, des frères Barberousse à la résistance de l'Emir Abdelkader en passant par l'émergence d'un affrontement sans merci organisé de manière méthodique par l'ALN. Le mouvement national algérien, au sortir de sa guerre de libération nationale est marqué par une mentalité sociale nouvelle issue de cette histoire faite de feu et de sang imprimant d'une empreinte indélébile un Etat trouvant sa justification dans ce combat de rupture totale d'avec le fait colonial. La lutte armée est consubstantielle du fondement étatique et donne ses premières institutions à l'Etat algérien. Le MALG et l'Etat-Major General (EMG) en sont les matrices de production bureaucratiques militaires et jouent un rôle essentiel dans son organisation première. La modernité de l'Etat algérien, exception remarquable du Monde Arabe, tient dans le fait qu'il fut justement fondé par une lutte ayant à la fois une très forte dimension militaire et un caractère populaire affirmé. Le GPRA n'étant que l'extension diplomatique d'une lutte armée populaire anticoloniale, ne pouvait en lui-même prétendre pour lui-même à une quelconque légitimité et encore moins se prévaloir d'une primauté d'artifice du politique sur le militaire en ce sens qu'en premier ressort c'est la confrontation militaire populaire à l'ordre colonial qui a généré le processus historique d'aboutissement étatique. Il est de ce fait dans la nature des choses que l'émergence de l'Etat revienne en premier lieu aux forces politiques qui ont pris sur eux de la responsabilité du fait militaire en investissant le mouvement national. Il n'y a donc en l'espèce, aucune usurpation de pouvoir ou de coup d'Etat que dans les vues d'esprits formalistes de ceux qui ne perçoivent le fait étatique que dans son acception « westphalienne » consacrant la séparation des trois pouvoirs avant même d'ancrer dans la réalité nationale le fait militaire comme constitutif de l'émergence d'une nouvelle modernité institutionnalisée en devenir. La confusion vient du fait que les décantations menant à l'édification d'un Etat Nation se sont réalisés dans un laps de temps extrêmement court par un de ces tours de passe-passe dont seule l'histoire a le secret bien gardé alors que ce processus a pris des siècles en Europe de l'Ouest. La « révolution militaire populaire » dans notre pays a permis en 1962 à l'ALN de fonder un Etat moderne, c'est-à-dire des « institutions capables de survivre aux évènements et aux hommes ». La guerre des sables avec le royaume chérifien fut un vecteur d'affirmation politique de l'autoritarisme du jeune Etat avant que l'accaparement progressif de la rente pétrolière ne lui donne les moyens d'abord de sa survie puis de l'ancrage définitif de son existence bureaucratique militaire. Le surgissement de la « révolution pacifique » La perspective de l'épuisement de la rente pétrolière accélérée par un dynamisme démographique de la population et la pression continue de la croissance de la demande énergétique mondiale obligent à un nouvel arbitrage, plus juste, des revenus des hydrocarbures entre les rentes externes et internes d'une part et d'autre part entre les différents acteurs sociaux nationaux aux fins de répondre à la demande exponentielle des besoins économiques, sociaux et culturels d'une population algérienne désormais urbaine et jeune. Ce « new deal » doit préserver l'élargissement de la « révolution militaire » comme expression d'une modernisation étatique en ajustement permanent des évolutions technologiques et scientifiques dont l'Ecole des Cadets de la Nation et les différents instituts de formation de l'ANP se veulent un réceptacle tout en faisant la place qu'il mérite à « la révolution pacifique » du « Hirak » qui densifie non pas l'Etat mais la société civile dans un mouvement abasourdissant d'intelligence et de finesse en évolution constante, en déplaçant la conflictualité sociale vers un meilleur partage des rentes des hydrocarbures au détriment des processus néfastes induits par les centres de la mondialisation. br / La négociation entre le « Hirak » d'une part et l'ANP d'autre part, expression incontestable de la société civile pour le premier et incontesté de l'Etat pour le second se doit de trouver une plate-forme de compromis historique respectant les libertés individuelles et démocratiques se basant sur les deux réformes les plus urgentes a l'étape actuelle : celle des impôts et celle de la Justice. Il sera nécessaire de taxer fortement les activités énergétivores et libérer le travail de ses contraintes fiscales pour répondre aux besoins pressant d'une jeunesse en butte au chômage massif. Il faudra débarrasser la Justice de ses attaches au pouvoir exécutif mais aussi l'éloigner par des mesures rigoureuses de ses pratiques de corruption généralisée au profit des tenants des puissances de l'argent. Si le mouvement issu du 22 Février 2019 débouche rapidement, c'est-à-dire immédiatement, sur ces deux réformes ; fiscale et judicaire en sanctuarisant ces deux fonctions hautement régaliennes des effets pervers de la rente des hydrocarbures alors notre Peuple dans sa marche historique poignante n'aura pas fait œuvre inutile. Il restera que dans le cadre de l'économie rentière, il est impossible de répondre sur le moyen terme à des missions bien comprises de défense nationale s'obligeant à la sauvegarde d'une immensité territoriale et minière en même temps que de se hisser au niveau des vœux d'une population nombreuse, éduquée et exigeante à juste titre en termes de développement humain. Il existe des signes timides mais encourageants allant dans le sens de la prise en charge effective de cette double problématiques. Aujourd'hui l'ANP cherche à promouvoir une économie complexifiée, élargissant ses revenus au-delà des recettes issues des rentes en hydrocarbures comme le montre depuis quelques années son désir de fonder une industrie de la guerre intégrant une autonomie des fonctions techniques de maintenance et des marges de manœuvre dans la production de sa logistique et des munitions alimentant ses facteurs de force. Cette tendance lourde est propice à la diffusion d'une culture scientifique et techniques induite par la volonté constante des armées à se doter de matériels de dernière technologie et à rechercher de manière permanente dans les évolutions scientifiques les voies et moyens de suprématie sur l'ennemi. L'économie de l'intelligence est quant à elle la dorsale directrice qui permettra à terme une diffusion et une démultiplication des plates-formes d'intégration de l'économie rentière des hydrocarbures dans le reste des activités de la Nation grâce a une élévation constante des niveaux d'acquisition des connaissances. C'est de la convergence de « la révolution militaire » porté par un Etat à fort caractère bureaucratique d'avec la « révolution pacifique » irriguant la société civile du sang de la jeunesse que la Nation algérienne pourra, dans un mouvement dont il lui reste à inventer les voies, sortir de l'étau de la rente pour trouver toute la place qui lui revient dans le concert des Nations et des grands Peuples. Brazi