L'homme est affable, un peu hésitant dans ses gestes, son entourage bienveillant lui dit où il faut signer, à qui les dédicaces doivent s'adresser, il semble intimidé par tant de sollicitude, le regard souvent au loin, un peu solitaire malgré la flopée de personnes qui signent un aréopage de gens respectueux et conscients de la grande valeur de cet être qui irradie la bonhomie. Et là on se dit, cet homme est hors du commun. Et puis la dédicace terminée, la découverte du livre « Mémoire d'un insoumis », le fils de ce personnage, Smaïl, nous déclare tout fier que son père a été un insoumis à l'armée française, le fait semble tout naturel pour bien des gens rebelles au colonialisme. Mais là, le geste est fondateur d'un parcours hors du commun, où ce geste de refus devient l'acte créateur d'une grande histoire portée par « l'autre » Mohamed Issiakhem, le cousin, celui qui a, depuis le dernier Salon International du Livre d'Alger, a écrit ses mémoires, préfacées par l'historien Daho Djerbal et qui nous mène sur les pistes hallucinantes d'un militant hors pairs. Mohamed est un héritier d'une famille inscrite depuis longtemps dans le négoce en plein centre de la Casbah d'Alger, le papa avait pignon sur rue et se trouvait bien ancré dans l'aréopage des notabilités de l'époque. Le jeune Issiakhem va prendre les rênes de cette entreprise en 1950, il va la fructifier et suivre le chemin tout tracé d'un papa disparu très tôt, il va dans son parcours très particulier assister à une expropriation en règle qui se passe dans les rives de l'actuelle avenue du 1er novembre et sera suivie par une sorte d'exil vers Belcourt, actuellement rue Belouizdad. Contre l'ordre imposé par le colon, notre héros en herbe va refuser son incorporation au service militaire, ce qui lui vaudra d'être recherché par la gendarmerie française et d'être ciblé par la sinistre Main Rouge d'Alger, pour cette insoumission constituant ainsi le premier acte révolutionnaire. Entre temps, après un judicieux montage financier et des détours administratifs subtils, il fournira des équipements et du matériel très important aux éléments de l'ALN en Zone III pour les moudjahidine des monts de Kabylie. Mohamed Issiakhem va se transformer en sorte de héros de l'ombre, au parcours si particulier, digne des plus grandes intrigues de la Seconde guerre mondiale, son destin va basculer dans une série d'épisodes guerriers, militants et sans nul doute héroïques qui relèvent du scénario d'espionnage où la réalité dépasse les fictions les plus audacieuses. Il sera un membre important du FLN et du GPRA entre la Suisse et l'Allemagne, il échappera à des tentatives d'assassinat par les séides de la Main Rouge française qui ira jusqu'à le poursuivre à travers une sorte de mercenaire hongrois venu de Budapest en réfugié et instrumentalisé par la DST française. Avec tout cela, Mohamed Issiakhem va prouver la collusion entre les autorités secrètes françaises et la Suisse qui devait être neutre alors. Cette mise en lumière de sa part de la collusion va valoir à un haut cadre du gouvernement fédéral suisse une chute de haut menant ce cadre au suicide. Dans la suite de son parcours, ce moudjahid de haute facture va connaître bien des sommités nationales comme Ferhat Abbas, Ahmed Francis, Ahmed Boumendjel, Ahmed Mahsas et beaucoup d'autres, il va dans son cheminement abrupt réaliser des succès. Il va accomplir un nombre affolant d'opérations, ne va jamais manquer d'aider ses frères du maquis, prendre des risques incommensurables, participer à la guerre de toutes les manières possibles et partager dans ce fameux « Mémoires d'un insoumis » toute un ensemble de confidences qui franchement sont inattendues par leur honnêteté, leur démarche désintéressée et aussi par une géante bonhomie et une générosité attendue quand on connaît la profondeur de ce personnage aussi modeste qu'héroïque qui, de par son parcours, mérite vraiment l'élaboration d'une œuvre cinématographique tant son histoire relève de la fiction. Nous nous sommes souvent posés la question de savoir pourquoi dans son recueil de mémoires très bien accompagné de la bienveillance objective de Daho Djerbal du concept de l'insoumission, mais thématiquement, cet ouvrage pointilleux, est très bien documenté, et surtout à travers des informations inédites, des pièces écrites, des documents qui nous éclairent aussi sur les clivages et les « malentendus » entretenus par les tenants de la politique de l'époque qui se sont bien sucrés au passage sur le gâteau immense de l'indépendance et des butins de guerre les plus riches. Et l'on réalise alors que le titre de son livre est plus judicieux qu'il n'y paraît et ne cadre surtout pas avec le manichéisme entretenu par le FLN qui a bien voulu nous faire croire aux couleuvres du «tous honnêtes » et méritant. Tout cela sans aucune possibilité de sortie de route nationaliste-panarabe ni de pensée différente…ici ce très cher Mohamed Issiakhem qui aura eu un parcours pertinent sera en effet même après l'indépendance l'insoumis notoire qui ne transigera jamais sur son éthique fabuleuse et qui ne lâchera jamais une concession sur son honnêteté, et l'on comprendra alors le secret de sa bonhomie contagieuse et les profonds arcanes de ses traits malicieux construits dans les forges du militantisme et de l'assurance des justes causes. Il laisse son aura éclairer ceux qui l'approchent et l'expression de personnage immense n'est qu'un petit superlatif qui ne divulgue en rien les immense péripéties que cet homme a vécu dès le début des années cinquante, jusqu'à l'indépendance…et même après ! « Mémoires d'un insoumis » est un livre à garder précieusement en attendant la suite à chaque page, comme un récit d'aventures où finalement la grandeur des hommes, leur contribution à l'histoire grandiose de notre pays n'est pas un vain mot ou de simples délires hollywoodiens, mais bien une réalité tangible dont Mohamed Issiakhem reste un protagoniste comme seule notre belle Algérie sait produire. A lire donc par devoir de mémoire et de reconnaissance, chapeau bas monsieur Mohamed Issakhem, l'honneur est pour nous… « Mémoires d'un insoumis » de Mohamed Issiakhem, préfacé par Daho Djerbal, aux éditions Chihab, Alger 2019, 135 pages, prix public 700 DA