Quand on cherche à répartir quelques pages de publicité institutionnelle sur plus d'une centaine de journaux, sachant que cette manne est la seule ressource qui permet de viabiliser économiquement les journaux papier, on est devant l'impossible péréquation. Face à l'absence d'une aide directe à la presse, et la raréfaction de la ressource publicitaire, toute argumentation qui tenterait de sortir de la logique qu'impose cette réalité, ne ferait que renforcer davantage ce sentiment d'impuissance et enfoncer son ou ses auteurs, tout en favorisant les conditions d'une disparition inéluctable du plus grand nombre de titres. Frankenstein ou sa créature ? En attendant l'avènement de cette approche froide et lucide, la presse est devenue la créature de Frankenstein que l'on condamne et fustige au nom d'un référent éthique qui avait pourtant fait défaut chez ses propres concepteurs politiques. Les dates commémoratives, les journées de célébration et autres escales mémorielles par lesquelles on mettait en avant le rôle nationaliste de la presse algérienne, ainsi que les sacrifices de ses femmes et ses hommes qui ont donné jusqu'à leurs vies pour l'Algérie dans une histoire toute récente, ont toujours été une occasion pour présenter à l'international une presse alibi censée symboliser la parole libre dans notre pays. Et voilà que du jour au lendemain, sans discernement, avec une tendance à la généralisation qui frise le procès politique, on accuse et on appelle à la purification de la corporation afin d'en expurger une population d'indus occupants qui squattaient notre espace sans légitimité professionnelle. Une population d'intrus à qui les pouvoirs publics avaient, pourtant, ouvert la porte de la presse et qui a eu pignon-sur-rue avec la bénédiction de nombreux acteurs institutionnels. Peut-on parler d'intrusion quand on possède un agrément en bonne et due forme ? Il s'agissait en fait d'une intrusion désirée, d'une contamination voulue. L'absence de l'acte de régulation, au sens noble du terme, auquel s'est substituée une régulation par la publicité et le pouvoir de l'argent de la rente, au nom d'une volonté d'emprise sur la presse qui a montré ses limites autant que ses dérives, n'a jamais dérangé la corporation, elle-même, qui a préféré se complaire de cette absence de régulation ou d'autorégulation, la disponibilité de l'argent de la publicité faisant que tout le monde y trouvait son compte. Quand le marché dicte sa loi Le marché de la publicité ayant subi, ces dix dernières années, des mutations majeures et des choix structurels de la part des annonceurs, faisant la part belle à l'affichage extérieur (plus rentable), à la publicité digitale (moins chère et de portée plus grande et plus précise) et au prospectus qui connaît une grande fortune grâce à la grande distribution plus connue par les Algériens sous les vocables de grandes surfaces, la presse papier n'a plus sa place naturelle dans l'échiquier médiatique où les grandes plate-formes numériques connues sous le vocable de GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) n'en sont plus à la phase où elles écrasent les médias classiques, puisqu'elles sont aujourd'hui des puissances trans-étatiques avec un ancrage social jamais égalé dans l'histoire humaine. Une crise n'arrive jamais seule ; elle est toujours accompagnée de «réplicateurs» qui aggravent le caractère critique de la situation. C'est le cas de la raréfaction de la publicité institutionnelle qui, devant l'absence d'un modèle économique alternatif pour la presse, devant un nombre insurmontable d'éditeurs et devant une situation économique qui fait penser, dans les scénarios les plus optimistes, que le retour d'une véritable croissance, ce n'est pas pour demain. Que risque-t-il d'arriver face à une situation où le marché dicte sa loi ? La plus grande partie de la presse risque de disparaître avec ses dizaines de milliers d'emplois directs et indirects. Ne survivront alors à cette libération des lois du marché que quelques titres privés qu'on aura choisi de soustraire à ce cataclysme et la presse publique. Un tel destin est-il digne d'une institution républicaine (la presse) censée incarner, pour l'histoire à venir de l'Algérie, les grands idéaux de notre pays ? Peut-on soumettre à la loi du marché un pan entier de la conscience nationale et sa pluralité ? Le principe de commercialité, une aberration Le coût d'une liquidation de la presse par le canal économique serait exorbitant pour l'Algérie politiquement, culturellement et humainement. On ne revient jamais au point de départ quand on fait le choix de la régression ; on continue d'avancer tout en accusant le manque des atouts dont on a choisi de se délester chemin faisant. Pour l'exemple, tous les pays que l'on voudrait citer comme modèles démocratiques, voire même comme modèles d'orthodoxie et de pragmatisme économiques, ne croient pas au principe selon lequel la presse doive passer sous le couperet de la seule commercialité. Un pays nord-méditerranéen, pour ne pas le citer, consacre pas moins de 1,8 milliard d'euros d'aide directe à pas moins de 200 titres et publications, favorisant un foisonnement médiatique, idéologique et culturel à toute épreuve, où les seules questions qui font consensus sont la politique étrangère et les questions de sécurité intérieure. Sans vouloir prétendre que la presse algérienne soit arrivée au stade de mériter une telle dépense, on peut oser la comparaison pour dire qu'elle ne mérite pas de disparaître, voire même qu'elle ne mérite pas un tel dénigrement dans le discours et une certaine arrogance dans les approches, alors qu'on sait, en l'état actuel des choses, que la publicité institutionnelle ne suffit plus comme solution, le complément étant du côté du fonds d'aide à la presse et des instruments qu'il peut mobiliser pour installer transparence et rigueur dans sa gestion et les actes de régulation qu'il peut induire au nom de l'Etat. Ce ne sont là que des constats et des perceptions à l'épreuve d'une certaine connaissance de la réalité et des expériences antérieures qui furent menées sur la presse aux dépens de la presse. Si cela n'a pas le mérite de valoir vérité indiscutable, du moins aura-t-on celui d'un dialogue constructif qui maintient le débat ouvert sur le destin de la presse dans notre pays.