À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu'entraîna l'acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu'île de Sidi Fredj, amenant ainsi l'Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance... L'avenir, dit l'auteur de « Lettre à René » en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n'a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes. Les Algériens, René, n'ont jamais eu à l'esprit d'outrager ou de souiller les églises en les consacrant à d'autres fins que celles de l'attachement aux pratiques religieuses et culturelles. Par contre – et là tu me vois un peu «retourné», même trop, par les informations que j'ai pu recueillir en épluchant les archives de la colonisation –, vos troupes n'étant pas satisfaites d'avoir transformé quelques mosquées en écuries, je l'ai dit, elles sont allées, cyniquement et insolemment, convertir certaines, celle des zones éparses, en BMC (bordels militaires de campagne). Cette opération vient juste après cette autre, celle de l'obscurantisme, que des officiers supérieurs de votre «armée de pacification» nous ont inoculée pour fourvoyer notre religion et nous entraîner vers des pratiques qui n'avaient rien de religieux. Nous avons souffert de cela, pendant longtemps. Et, sans désemparer dans leur œuvre de déstabilisation et de dégradation de notre peuple, ces mêmes officiers ont été encore plus loin, en s'attaquant à notre dignité et à notre honneur. Tu vas te demander de quelle manière. Eh bien, ma réponse, sera aussi claire qu'accablante en ce qui concerne cette armée qui n'avait aucun sens du respect pour un peuple qui n'aspirait qu'à vivre dans la paix et la liberté. Vos troupes, René, commettaient l'irréparable dans les zones qu'ils devaient soumettre à leur commandement. Ainsi, les tribus qui ne voulaient se «ranger» docilement et qui résistaient courageusement pendant les dures affrontements, étaient «gratifiées», après leur effondrement devant votre impressionnante machine de guerre, d'une singulière sauvagerie et ensuite, pour comble de misère, d'un outrageant déshonneur. Pour ce qui est de la sauvagerie, nous allons en parler après, dans la troisième partie de cette correspondance, mais pour ce qui est du déshonneur et de l'humiliation, prépare-toi à recevoir cette chape de plomb que je t'envoie sans aucune défiance, parce que je tiens à dépassionner le débat, tout en renvoyant à l'Histoire ces dossiers brûlants de notre vécu, sous la domination de tes ancêtres. En effet, ces tribus vaincues après une résistance farouche, les hommes, les vieillards et les enfants étaient massacrés. Les filles par contre, les jeunes filles, étaient prises comme otages et forcées à vivre à la traîne des troupes de l'occupation, d'où la création de ces fameux BMC. Une fois leur honneur perdu, ces jeunes filles, devenues des prostituées malgré elles, étaient placées dans des quartiers spécialisés où abondaient des «maisons de tolérance» – un autre euphémisme si cher à la colonisation – pour assouvir les besoins sexuels des troupes et, par-delà porter préjudice aux familles de ces jeunes filles, tout en les humiliant, en les avilissant, en les infâmant et en les dégradant. C'était une façon à eux pour punir ces tribus «turbulentes» qui ont résisté à la colonisation parce qu'elles restaient fidèles à leurs principes de liberté et d'indépendance. Cette consternante aventure se traduisait par une grande souffrance au niveau de ce qu'il restait de ces familles atteintes par ces enlèvements de vierges immaculées, parce que, foncièrement, l'Algérien est ainsi fait. Il porte sa virginité et son honneur en étendard et, aucun avantage, aucune richesse au monde ne peuvent l'intéresser si le prix à payer est une atteinte à sa dignité et..., à son «nif» qui, pour nous, signifie le summum de l'honneur. Je vais encore t'étonner René, mon ami, en t'appre-nant que les conséquences de cette déplorable opération, que dis-je, de cette honteuse et scandaleuse opération, se perpétuent à travers le temps. Sois-en sûr, je ne fantasme pas, je ne délire pas. Je dis la vérité sur cette tentative de dépersonnalisation d'un peuple, en lui enlevant ses repères et faire disparaître sa culture, sa véritable culture, parce que séculaire, ancestrale et originelle. Et ce n'est pas prétentieux de ma part si, en extrapolant, j'imagine que ces pauvres jeunes filles de grandes tentes, des filles désabusées et déshonorées, ne pensaient même pas en chantant leurs complaintes, seules à la tombée de la nuit, dans ces ghettos de la honte, qu'un jour celles-ci seraient reprises par de «grands» chanteurs en mal d'inspiration – on les a fait grands –oui par des chanteurs dans les bas-fonds, dans les tripots et dans les bordels dont vous avez autorisé l'ouverture et l'exploitation. En effet, tout le monde se souviendra de cette triste période où ces pauvres jeunes filles, dépréciées et outragées, chantaient leur souffrance et pleuraient leur sort devant un ennemi qui sombrait dans la vengeance, l'abjection et le crime. «'Ala rayi, 'ala rayi » murmuraient-elles, en exprimant ce constat d'échec et en se lamentant, affligées et épuisées par la douleur, parce qu'elles ne pouvaient supporter le poids de cette débauche dans laquelle elles étaient contraintes d'y demeurer. Ainsi René, tes ancêtres ont tout fait pour nous ridiculiser, nous injurier et nous empêtrer dans des situations lamentables dont nous subissons les conséquences jusqu'à aujourd'hui. J'ai déjà dénoncé cette situation des plus sordides qui accable le colonialisme pour avoir avili et persécuté notre peuple. Le répéter encore, c'est vouloir sensibiliser les jeunes... et les moins jeunes – insuffisamment avertis – pour qu'ils comprennent que le résultat auquel nous sommes parvenus, en juillet 1962, n'est pas le fruit de simples négociations, ni seulement de l'échec de la politique coloniale dans le monde, et encore moins comme le soutiennent plus d'un parmi les «ultras» de l'Algérie française, de la magnanimité et de la sollicitude d'un «certain général», mais plutôt du courage d'un peuple et de son refus total de la domination à travers un long processus de décolonisation, depuis les valeureux Amazighs du temps de Massinissa. La floraison d'hommes illustres dans notre pays, depuis des siècles, leur forte personnalité, les moyens qu'ils ont créés, en termes de structures scientifiques, socio-éducatives, culturelles, et religieuses, l'enseignement qu'ils ont dispensé et la mobilisation qu'ils ont entretenue – j'ai démontré tout cela – ont fait que notre peuple n'a pas sombré dans l'ignorance et la désuétude. Sa langue et son identité sont restées plus vivantes que jamais. C'est dire que le pays n'était pas vierge et ses populations n'étaient pas incultes. Tous ces moyens constituaient des matériaux fiables sur lesquels allait reposer le mouvement national en Algérie, prolongement d'un vaste mouvement d'éveil dans le monde arabe. En effet, depuis le salafiste Mohamed Ibn Abdelwahab, représentant l'Ecole hanbalite (1703-1792 ap. J.-C.), Mohamed Ibn Ali Senoussi El-Djazaïri (1787-1859), l'imam Mohamed Ibn Ahmed Ibn Es-Sayed Abdallah du Soudan (1844-1885), Djamel Eddine El-Afghani, Abderrahmane El-Kawakibi, Mohamed Abdouh et son élève Rachid Rédha, Abdelhamid Ibn Badis, plus tard, et tant d'autres dans le monde arabe, l'Algérie suivait avec une extrême attention l'évolution de la situation et contribuait, par l'intermédiaire de ses érudits, de ses «chouyoukh» et de ses intellectuels nationalistes à cette dynamique qui concernait l'éducation, la réforme des systèmes politiques, l'expurgation des hérésies et des superstitions pour assainir la pratique de l'Islam, l'élévation du niveau de conscience du citoyen et enfin favoriser la lutte contre le déploiement du colonialisme occidental menaçant la stabilité et l'unité du monde arabe par son diktat dans les domaines militaire, politique et culturel. L'Algérien voyait d'un bon œil cet éveil dans le Machreq et les plus avertis parmi les gens de lettres et les jeunes, ainsi que l'ensemble des nationalistes qui n'avaient pas baissé les bras depuis le déclenchement de la lutte du temps de l'Emir Abdelkader en faisaient une heureuse occurrence et un parfait stimulant pour le combat futur. Des mouvements naquirent avant et entre les deux guerres mondiales, regroupant tous les réformateurs rénovateurs qui avaient une seule préoccupation, la réhabilitation de l'Islam dans ses pures traditions, son développement dans le cadre des pratiques saines et l'opposition à toutes les velléités déstabilisatrices du colonialisme sur les plans politique et culturel. Ces mouvements ont eu beaucoup d'effet dans les cercles de la jeunesse, notamment celle qui a eu le privilège de profiter de l'enseignement du français, dispensé avec parcimonie pour des raisons que tous peuvent deviner – j'en parlerai après –, et la chance d'apprendre la langue arabe enseignée dans les écoles libres «rénovées» et dans les zaouïas. Même cet enseignement de la langue maternelle était prodigué avec une grande discrétion, pour ne pas dire avec une sérieuse inquiétude, à cause des persécutions que supportaient, en silence à défaut de pouvoir se soulever, les gestionnaires de ces écoles. À Constantine, le cercle Salah Bey faisait son entrée en 1907 dans la scène de la culture et nécessairement de la politique sous l'impulsion des notables de la ville pour encourager les études littéraires et scientifiques. De son côté, cheikh Benhabylès fondait La Ligue des droits de l'homme algérien, en 1912, et un meeting réunissait, à Annaba, une foule de citoyens algériens qui scandaient «Vive les Arabes républicains». «La voix des humbles», un journal créé par de jeunes instituteurs soucieux de défendre leurs valeurs culturelles, faisait son entrée sur la scène médiatique et confortait l'action du mouvement des «Jeunes Algériens» dirigé par l'Emir Khaled, le petit-fils d'Abdelkader. Ce dernier en essayant de préparer la relève de son illustre grand-père proposait au gouvernement français, en 1919, quelques idées pouvant former, plus tard, un programme. Il stipulait : «Le respect du statut personnel, la représentation parlementaire des Algériens pour mieux se défendre, la suppression des communes mixtes, l'instruction obligatoire pour les filles et les garçons, dans les deux langues, l'arabe et le français, pour l'accession à l'emploi et la sauvegarde de leur identité, enfin l'ouverture d'une Université où l'on enseigne la langue arabe». Déjà, bien avant lui, un historien français, Anatole Leroy-Beaulieu, Professeur d'Histoire contemporaine et des Affaires d'Orient à Sciences Po, préconisait en 1882, une politique libérale en Algérie. Il écrivait au gouvernement ceci : «Les Algériens éduqués à l'occidentale ne pouvaient être traités comme des sujets ou forcés d'abandonner leur religion afin de jouir de tous les droits politiques». Mais de l'autre côté de la Méditerranée on n'avait pas d'oreilles pour écouter les «sarcasmes» d'un des leurs qui osait les mettre en garde contre la création d'«une Irlande en Algérie». Celui-là était fou, peut-être, ou carrément un traître à la France – coloniale bien évidemment – puisqu'il disait la vérité concernant un peuple qui souffrait sous les coups de boutoir d'un système totalitaire, refusant tout entendement. (A suivre)