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Vivre et témoigner en Palestine
Entretien avec Stéphanie Dujols
Publié dans La Nouvelle République le 25 - 07 - 2024

Les collines et leurs éclats de verts, les hommes et leurs existences précaires. Les villes et les villages, aucune parcelle de terre n'échappe aux ravages. L'armée et les colons multiplient les lynchages, les crimes de l'ère des colonies sauvages. Dans Les espaces sont fragiles, Carnet de Cisjordanie, Palestine 1998-2019, Stéphanie Dujols, traductrice de nombre de chefs-d'œuvre des lettres arabes chez Sindbad/Actes Sud, livre un témoignage sur une situation coloniale tant déniée qu'occultée en Palestine.
Avec une langue d'une rare beauté littéraire, l'humanité et la bonté des Palestiniens systématiquement déshumanisés se révèlent au grand jour.
Faris Lounis : Pouvez-vous revenir sur la genèse de votre livre ?
Stéphanie Dujols : Tout a commencé par le texte du renard. C'était une scène qui m'habitait, qui me revenait tout le temps. Cela a duré trois ans. Un jour, brusquement, sans avoir rien prémédité, je l'ai écrite, comme pour me défaire d'une obsession. Le texte s'est écrit tout seul, d'une traite, et je ne l'ai quasiment pas retouché ensuite.
C'était en 2004. Plusieurs mois plus tard, j'ai commencé à écrire d'autres textes et peu à peu, je me suis dit que cela pourrait finir par faire un livre. Je n'avais aucune idée de la tournure que cela allait prendre, mais j'ai toujours su que, si livre il y avait, la scène du renard l'ouvrirait. Assez vite, j'ai su aussi que celle des gazelles en serait l'épilogue.
Les espaces sont fragiles se compose de courts chapitres et fragments. Pourquoi le choix d'une telle forme ?
J'ai toujours aimé la littérature de fragments. En tout état de cause, je crois que là, elle s'est imposée à moi. J'ai tenté de décrire des espaces brisés et morcelés, avec une mémoire particulièrement fuyante et parcellaire. Je ne crois pas que j'aurais pu faire autrement.
Les descriptions de la nature et des êtres humains dans votre Carnet de Cisjordanie sont d'une rare beauté littéraire. Pourquoi le choix d'un tel style, d'une telle manière de dire votre expérience palestinienne ?
J'ai d'abord eu le texte du renard, comme je viens de l'expliquer. J'avoue qu'il me plaisait, et qu'il plaisait aussi à ceux auxquels je l'ai fait lire autour de moi à cette époque. À partir de là, j'ai eu l'intuition qu'il devait me servir de référence. C'est sur lui que j'ai placé le curseur. Je voulais que les autres textes soient un peu de la même trempe, même si, formellement, chacun prenait des chemins différents. Quelque chose dans le dosage entre la proximité et la distance avec le sujet.
L'utilisation du je comme fil conducteur, mais sans jamais le laisser empiéter sur le texte. L'écriture comme un dessin. Souvent un « simple » croquis, puis, vers la fin du livre, quelque chose qui se rapprocherait plus de la peinture. Je dis cela maintenant, mais en fait, pendant l'écriture, je n'étais pas vraiment consciente de ce que je faisais. J'avais juste en tête l'idée qu'il fallait « être à la hauteur » de ce qu'il m'a été donné de voir.
L'hôpital, la prison et les barrages occupent une place importante dans votre livre. Serait-il juste de dire qu'ils sont vos lieux d'écriture ?
L'hôpital et la prison ont occupé une place importante dans ma vie en Palestine. À Naplouse, dans les périodes d'invasion et de couvre-feu, l'hôpital était comme un théâtre intime. Un huis clos. La plupart du temps, les familles ne pouvaient pas y accéder à cause du siège, nous y étions presque seules avec les blessés et les soignants. Dans ce vide, la parole des blessés surgissait très spontanément. C'est de manière tout aussi spontanée que, chaque soir de l'invasion, la psychiatre avec laquelle je travaillais à l'époque rédigeait ses chroniques. C'est elle qui, au départ, avait pris en charge le devoir d'écrire. Il se trouve que, lorsqu'elle avait oublié certains détails factuels, elle me demandait de compléter les blancs de ses textes. C'est donc avec elle, au fond, que j'ai commencé à écrire, comme petite main. J'ai compris des années après que ce livre existerait aussi pour la venger de ses mésaventures avec ce grand journal qui n'avait plus voulu de ses textes. En quelque sorte, j'ai pris le relais.
La prison est un théâtre plus cruel. Je n'en parle pas directement, je tourne autour dans la section qui s'ouvre sur la scène des deux jeunes arrêtés en pleine rue par des soldates hurleuses. En Palestine, comme le dit un homme au barrage, le motif carcéral est omniprésent, il n'y a pas besoin d'aller bien loin pour le voir surgir.
Votre intérêt pour les contes populaires palestiniens, pour leurs différentes manières de nommer et cadastrer la terre aussi, traduit un certain goût pour
l'anthropologie. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Je n'ai pas d'attirance particulière pour les contes traditionnels. Ils sont souvent trop schématiques à mon goût. Je n'ai pas jamais cherché à en recueillir en Palestine. Mais on m'en a raconté deux qui m'ont ébahie. Le premier était une histoire d'ogresse totalement improvisée par la vieille mère d'un prisonnier, il y a très longtemps, dans une cabane à flanc de colline où nous étions montés à pied dans la brume de l'hiver. Ce n'est qu'en traduisant son récit à mon collègue que j'avais compris qu'il s'agissait en fait d'une parabole pour dire la férocité de ce qui arrivait à son fils. Le second était celui du renard amateur de figues, qu'Abou B. m'a raconté de lui-même près du figuier concerné. Evidemment, j'ai tout de suite vu dans cette correspondance avec le renard de la route (et ceux de mon vieux rêve) un signe très fort pour le déroulement du livre. Mais ce qui m'a plu aussi dans ce conte, c'est sa fantaisie et sa liberté. Ces animaux à fourrure qui tiennent à porter des manteaux de fourrure. Et puis la fin dénuée de toute morale, juste une pirouette malicieuse. C'est comme un embryon de narration de fiction.
Quant aux noms des parcelles, c'est plutôt leur poésie et, encore une fois, leur fantaisie, qui m'ont fascinée, et ce qu'ils disent de la relation organique et ancestrale des Palestiniens avec leur terre.
Dans l'arrière-pays de Ramallah se trouve un plateau au sommet d'une colline où deux enfants viennent souvent « voir les gazelles », « vers la fin de l'après-midi, quand l'ocre de leur pelage se mêlait à celui de la lumière ». Vous dites à propos de ce plateau: « Longtemps, un fantasme m'a habitée : qu'on m'amène ici le jour où je m'en irais». D'où vous vient cet attachement, cette fascination pour ce lieu ?
Tous les détails de cette promenade jusqu'au plateau aux gazelles étaient enchanteurs. Surtout, il y avait ce minuscule cimetière en plein milieu du chemin de terre. Comme si, en route pour leurs champs ou quelque escapade dans les collines, les gens du village tenaient à saluer leurs morts, ou à se connecter à leur présence. Comme un rite de passage. Dans le livre, ces lieux découverts par erreur (je m'étais trompée de route) sont pour moi comme l'aboutissement d'un cheminement initiatique..


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