Le Soir d�Alg�rie : Votre livre, Salam Gaza, est un cri d�amour pour la Palestine. Quelle en est la gen�se ? Tahar Bekri : Lors du d�clenchement de la guerre contre Ghaza, en d�cembre 2008, je n�avais que ma plume pour d�noncer l�insoutenable violence isra�lienne. J�ai commenc� � �crire des carnets, des r�flexions, des po�mes, des mails, au jour le jour, tout en interpellant � travers le monde, amis, confr�res et coll�gues pour les sensibiliser au drame palestinien. A l��re de l�internet, l��criture peut participer plus vite � desserrer l��tau, d�jouer le blocage m�diatique officiel, donner d�autres points de vue, r�v�ler la v�rit�. Vous �tes d�abord po�te et cela se sent dans ces carnets de voyage r�el et int�rieur. Avec des r�f�rences comme Darwish, peut-on dire que la Palestine est aussi une terre de po�sie, une terre o� la po�sie a une �coute et un retentissement ? La deuxi�me partie du livre concerne mon voyage en Palestine, en mars 2009, notamment, en Cisjordanie et J�rusalem- Est. Je suis arriv� dans les Territoires occup�s via Amman. A Ramallah, j�ai pu me rendre sur la tombe de Mahmoud Darwich. Un moment bouleversant. Darwich est enterr� sur une colline, sur les hauteurs de la ville. C�est tout un symbole. Oui, la terre palestinienne est une terre de po�sie, qui est aussi la voix de l�identit� du peuple palestinien qui souffre mais combien amoureux de la vie. La po�sie est un �l�ment important de sa culture que l�occupant isra�lien veut effacer. En 2000, les Isra�liens ont d�truit la Maison de la po�sie qui publiait une revue importante Ach-chu�ara ( Les Po�tes). Il ne faut pas oublier non plus les po�tes palestiniens de la diaspora, � travers le monde, qui �crivent en anglais, en n�erlandais, etc. Vous avez �t� horrifi� par les attaques de l�arm�e isra�lienne contre Ghaza et c�est juste apr�s que vous deviez vous y rendre. Comment avez-vous trouv� la population ? Non, malheureusement, je n�ai pu me rendre � Ghaza o� il y a un Centre culturel fran�ais. J�ai formul� � mon h�te, le consulat g�n�ral de France � J�rusalem-Est mais je n�ai pas eu d�autorisation. Les Isra�liens veulent emp�cher les t�moignages. Les textes publi�s dans l�ouvrage sont parvenus de Ghaza par internet. A ce niveau, un des t�moignages poignants est La guerre contre Ghaza, il s�agit du journal du po�te gazaoui, Bassem Al Nabrice, �crit pendant la guerre et paru en arabe en Tunisie aux �ditions Tawbad. Il m�rite d��tre traduit pour le public francophone. C�est pour un r�cital po�tique que vous y �tes all�. Un voyage po�tique plus que politique ? J��tais invit� pour une s�rie de lectures et de rencontres � Ramallah, Naplouse, J�rusalem- Est et Bir Zeit o� se trouve l�universit�. Je ne sais si le voyage �tait po�tique mais la po�sie est aussi notre regard sur le monde, l�indignation contre l�humiliation des �tres, la colonisation des terres, la spoliation des peuples. Ce voyage �tait une �preuve humaine qui ne pouvait me laisser indemne. J��tais �branl� au plus profond de moi, secou� jusqu�aux larmes parfois. Comment peut-on laisser les Palestiniens si seuls dans cet �tat ? Leur douleur �tait mienne. La po�sie est une exigence morale, une condamnation de la volont� de mort, l�amour des humains, de la vie. La vraie politique est une �thique, une philosophie, une vision du monde. En cela, elle n�est pas diff�rente de la po�sie. Que pensez-vous de la fa�on dont est pr�sent� le conflit isra�lo-palestinien en France ? Ce n�est pas difficile de constater que la pr�sentation manque d�objectivit� et les voix pro-isra�liennes sont beaucoup plus nombreuses et ont pignon sur rue. Il y a plus qu�un d�s�quilibre m�diatique, une volont� de faire oublier la trag�die palestinienne, la r�alit� de l�occupation, d�emp�cher la v�rit�, y compris celle provenant des juifs int�gres qui tentent de d�noncer la colonisation isra�lienne. L�internet offre heureusement une possibilit� pour une parole et une image plus libres concernant ce conflit. Il faut d�velopper les r�seaux sociaux sur cette question et rompre le silence impos�. Vous �tes un po�te exigeant. Vous �crivez vous-m�mes et vous traduisez, notamment des po�tes palestiniens. Y a-t-il un avenir pour la po�sie dans nos pays ? La po�sie qui touche les gens, qui traduit leurs sentiments humains les plus profonds, a toujours de l�avenir. On ne compte plus les revues en ligne, sites et autres blogs consacr�s � la po�sie dans notre r�gion. C�est dire sa pr�sence. Pendant la r�volution tunisienne, matin et soir, quotidiennement, le peuple scandait un vers du po�te Aboulkacem Chabbi (1909-1934) : Si le peuple d�cide un jour de vivre/Force est au destin de r�pondre. Le besoin de po�sie va avec cette �volont� de vivre�. Qui avait pr�dit que ce po�me, �crit en 1933, serait clam� haut et fort plus de 70 ans plus tard ? Vous �tes tunisien et vous avez �t� arr�t�, �tudiant, sous Bourguiba. Pourquoi ? En 1972, je militais pour une Union g�n�rale des �tudiants tunisiens (Uget) ind�pendante et d�mocratique, je fus arr�t� et emprisonn� en 1975. A ma sortie en 1976, j�ai pris le chemin de l�exil en France. En 1981, j�ai fait une tentative de retour en Tunisie mais le ministre de l�Enseignement sup�rieur de l��poque, Azouz Ben Dhia (devenu plus tard conseiller de Ben Ali), s�est oppos� � ma nomination � un poste � l�Universit� de Tunis, malgr� la d�cision du jury universitaire. J�ai fini par obtenir le statut de r�fugi� en France, et ce, jusqu�en 1989. A partir de cette date, j�ai effectu� des retours r�guliers en Tunisie. Quelle est votre analyse d�opposant de ce qui vient de se passer en Tunisie ? Honn�tement, je ne peux pr�tendre � ce statut que s�approprient certains trop facilement en ce moment. Disons plut�t que je suis un po�te citoyen habit� par la terre natale, qui �crit l�exil et r�siste � l�opportunisme intellectuel. Cela dit, je pense que le mal couvait depuis longtemps. Il n�a pas commenc� avec Ben Ali. J�appartiens � une g�n�ration qui a beaucoup pay� aussi. T�t ou tard, la volont� du peuple s�impose. C�est l�Histoire qui nous l�apprend. La Tunisie y a particip� par une magnifique le�on : la dignit� et la libert� m�ritent le sacrifice, les valeurs fondamentales des humains ne sont pas n�gociables. La chance de la Tunisie est d�avoir �t� aid�e par son admirable jeunesse, ses femmes courageuses, la chance aussi que l�arm�e n�a pas tir� sur les manifestants et a prot�g� la population contre la violence polici�re, notamment celle de la garde pr�sidentielle. La r�volution qui a eu lieu et qui se construit chaque jour, n��tait pas une r�volution de palais mais une vraie r�volution partie de la base populaire, avec fiert� et courage, des cris des d�sh�rit�s, des humili�s, des ch�meurs dipl�m�s, des laiss�s-pour-compte, du d�sespoir, de l�atteinte � la dignit� du peuple, de tous ceux qui r�clamaient justice. Comment, selon vous, la situation va-t-elle �voluer ? Je ne suis pas devin mais je constate que certains s�impatientent malgr� les premi�res d�cisions tr�s positives. L�impatience est l�gitime mais l�intransigeance n�est pas toujours bonne conseill�re. Il faut surtout que les oubli�s du d�veloppement � l�origine de cette r�volution ne soient pas de nouveau oubli�s. La d�mocratie, qui commence � porter ses fruits, m�me si, semble-t-il, certains groupes de l�ancien r�gime sont toujours � l��uvre, est un apprentissage politique. Il faut que les partis politiques, toutes tendances confondues, soient respectueux de la nouvelle Constitution qui se pr�pare, et � la hauteur de la maturit� du peuple, de son intelligence, de ses aspirations. Le chemin des urnes sera salutaire, m�me si certains couacs seront in�vitables. Comment replacez-vous la r�volution tunisienne dans le mouvement d�ensemble qui est en train de transformer les pays arabes ? Je ne suis pas historien mais il me semble que le blocage des soci�t�s arabes postcoloniales ne pouvait durer plus longtemps : manquement aux libert�s, n�potisme et corruption, accaparement outrancier des richesses nationales, falsification des �lections, unicit� politique ou presque, �chec politique international, face � des questions graves comme celle de la Palestine, certes, le tableau peut �tre all�g� par certaines r�formes, ici ou l�, mais dans l�ensemble, il n�est pas glorieux. Alors que l�Am�rique latine, l�Asie, le bloc de l�Est ont avanc� sur le chemin de la d�mocratie, les pays arabes redoublent d�asphyxie. Il n��tait plus possible de contenir la marmite o� le citoyen bout depuis des d�cennies. Que doit dire et faire l�intellectuel dans cette �bullition ? L�intellectuel qui se respecte est du c�t� de la justice (Ibn Khaldoun, dont la statue tr�ne sur l�avenue Bourguiba � Tunis, �crivait au XIVe si�cle d�j� : la justice est le fondement de la soci�t�). Il doit prendre la parole, non pour les pol�miques inutiles mais pour aider au mieux, avec sagesse et responsabilit� � l��mergence d�une �Cit� id�ale�. L�intellectuel doit �tre la sentinelle de la v�rit�, non participer � la confusion. Il est le gardien de la tol�rance entre les citoyens et la diversit� dans la pens�e. L��uvre de l�esprit est un chant de toute beaut�. Les r�volutions ne peuvent se passer de culture, qui est avant tout, acte de civilisation. Propos recueillis par Bachir Agour SIGNET Interpellation po�tique Le 27 d�cembre 2008, l�arm�e isra�lienne d�clare la guerre � Ghaza. Tahar Bekri, po�te tunisien vivant en France, consigne son indignation au jour le jour. Il �change avec des intellectuels pour chercher les meilleures voies de d�noncer le crime et son corollaire, l�indiff�rence internationale. Trois mois apr�s, il est invit� � Ramallah, Naplouse, J�rusalem-Est et Bir Zeit pour un cycle de lectures. Il voit, sent, palpe la r�alit� de l�occupation et de sa violence en Palestine occup�e. Il prend l� aussi des notes. Po�te-reporter, il nous restitue ce qui le frappe et l��meut dans les rencontres qu�il fait. Ce livre est un t�moignage et un cri. Un cri po�tique qui r�sonne comme une interpellation de l�Histoire. B. A. Bahar Bekri, Salam Gaza, �ditions Elyzad ( Tunis), 142 p. Bio de Tahar Bekri Po�te n� en 1951 � Gab�s, en Tunisie. Vit � Paris. Ecrit en fran�ais et en arabe. A publi� une vingtaine d�ouvrages (po�sie, essais, livre d�art). Sa po�sie, salu�e par la critique, est traduite dans diff�rentes langues (russe, anglais, italien, espagnol, turc, etc.). Elle fait l�objet de travaux universitaires. Consid�r� aujourd�hui comme l�une des voix importantes du Maghreb. Il est actuellement Ma�tre de conf�rences � l�Universit� de Paris X-Nanterre. Son �uvre, marqu�e par l�exil, l�errance, �voque des travers�es de temps et d�espaces continuellement r�invent�s. Parole int�rieure, dans la m�l�e du si�cle, elle est enracin�e dans la m�moire individuelle et collective. En qu�te d�horizons nouveaux, � la crois�e de la tradition et de la modernit�, elle se veut, avant tout, chant fraternel, terre sans fronti�res. Derni�res publications : � Salam Gaza, Elyzad, Tunis 2010 � Les dits du fleuve, Al Manar, Paris, 2009 � Le livre du souvenir, Elyzad, 2007 � Si la musique doit mourir, Al Manar, Paris, 2006. Bibliographie : Tahar Bekri, sous la direction de Najib Redouane, Ed. L�Harmattan, 2003, 308 p. Site Internet : http://tahar.bekri.free.fr