A la faveur du conflit militaire à Ghaza du 7 octobre 2023, de la mort du jeune Thomas Perotto à Crépol, le 19 novembre 2023, du vote sur la loi immigration du 26 janvier 2024 qui proposait de porter atteinte au droit du sol à l'Assemblée nationale et surtout de la séquence des élections européennes du 9 juin 2024 puis des législatives anticipées du 30 juin – 7 juillet 2024 où l'on n'a pas hésité à parler de fin de la double nationalité, l'extrême-droite française et la droite réactionnaire ont pu poser de nouveaux jalons pour mettre en œuvre leur projet de société néocoloniale en France. Dans les villes modernes, la ségrégation spatiale entre quartiers «européens » modernes et bien entretenus et bidonvilles « indigènes » insalubres était systématique. Seule une petite minorité d'indigènes, intégrée socialement, économiquement et culturellement à la société européenne moderne pouvait vivre décemment et accéder aux services publics, les fameux « bienfaits de la colonisation ». C'est dans cette société coloniale, idéal-type de société capitaliste comme l'a décrit Hannah Arendt, que l'Establishment français s'est le plus épanoui avec une pyramide sociale dominée par une poignée de milliardaires et de gros possédants tenant directement les leviers économiques notamment pour s'accaparer directement des ressources naturelles (agriculture et mines), des finances (banques, subventions et contrats publics) et des grosses infrastructures en concession (lignes de chemin de fer, ports) et, indirectement, des leviers politiques en corrompant et contrôlant une classe politique croupion pour assurer la permanence des lois et du système répressif qui le soutenait, et d'une classe de Français « petits blancs » disposant d'un statut « privilégié » via la domination du lumpen prolétariat indigène taillable et corvéable à merci. En France même, l'Establishment était profondément imprégné de préjugés colonialistes. Même si le régime des « colonisés » était meilleur en métropole que celui de leur propre pays, les immigrés n'en étaient pas moins soumis, jusqu'aux Indépendances, à un contrôle administratif et policier strict, au racisme décomplexé et à de nombreuses discriminations, notamment une quasi ségrégation géographique et sociale avec la population française métropolitaine. Rappelons aussi que durant toute la guerre d'Algérie, de 1954 à 1962, la police, la gendarmerie, l'armée et tout l'appareil administratif en métropole ont été fortement mobilisés pour surveiller et réprimer les Algériens, avec un régime spécial de couvre-feux et d'arrestations administratives, accompagnées d'emprisonnements, d'assassinats et de disparitions, certes moins nombreux qu'en Algérie. Ce régime de privations de libertés a culminé avec le massacre de 130 manifestants le 17 octobre 1961 à Paris ordonné par le préfet Maurice Papon, qui a transposé à la capitale la répression qu'il avait appliquée en août 1955 en Algérie, dans le Constantinois et à Skikda en particulier. La pratique de l'Establishment vis-à-vis des immigrés était donc en tous points similaire à celle réclamée par l'extrême-droite d'aujourd'hui. En parallèle, durant ces mêmes guerres de décolonisation, les Français des colonies se sont aussi massivement enrôlés dans des milices encadrées par l'armée, notamment en Algérie, portant la haine des indigènes à un niveau « viscéral » et faisant le lit de leur basculement dans l'OAS fanatisé puis leur soutien invariant du Front National et de l'extrême-droite depuis l'indépendance de l'Algérie et la décolonisation. 2. Après une coupure à la fin de la guerre d'Algérie, l'Establishment se rapproche progressivement de la droite extrême – La fracture à la fin de la guerre d'Algérie apparaît, a posteriori, comme un accident de l'Histoire. L'adhésion de de Gaulle, pourtant farouche partisan de l'Empire jusque-là, à l'indépendance algérienne en 1961-1962 déchire l'Establishment et l'échiquier politique de droite en deux clans : d'un côté les loyalistes à de Gaulle, qui formeront les « Gaullistes », de l'autre les militaires de carrière et les pieds-noirs « ultras » enrôlés dans l'OAS, qui refusent cette indépendance et, plus généralement, le « bradage » de l'Empire, au nom d'une certaine « idée » de la France. Ce schisme est même allé jusqu'à une lutte de l'Etat français officiel et du SAC (service d'action civique) plus clandestin pour purger l'Establishment de la fraction des ultras via des procès ou des éliminations. Les loyalistes soutiennent le projet politique de de Gaulle, souverainiste en France métropolitaine vis-à-vis de l'Empire anglo-américain, et néo-colonialiste en Afrique via la mise en place de la Françafrique. La fraction de l'Establishment enrôlée dans l'OAS qui finit par abandonner la lutte armée contre de Gaulle formera le socle du Front national et de la nouvelle extrême-droite, en s'agglomérant aux anciens courants royalistes ou poujadistes. – Un retour de balancier de l'Establishment français vers l'extrême-droite et le colonialisme au cours des 60 dernières années. a) Sous de Gaulle et Pompidou, l'orientation coloniale de l'Establishment s'affaiblit quelque peu sur le territoire français, tout en se maintenant dans la « Françafrique ». Après l'indépendance de l'Algérie, un relâchement de la surveillance généralisée et du confinement des immigrés, notamment des Algériens, a bien eu lieu en territoire métropolitain, avec une exception notable et paradoxale : les harkis et leurs familles, « accueillis » en métropole, ont subi un régime d'enfermement et de contrôle dans des camps de regroupements dans des conditions de logement insalubres, interdits de circuler et de travailler, avec une éducation a minima des enfants, des allocations de misère et la surveillance constante de matons pieds-noirs revanchards bien décidés à se venger de la perte de l'Algérie coloniale contre ces « bougnoules ». Il s'agissait de transposer en France les « camps de regroupement » d'Algérie où jusqu'à 2,5 millions d'Algériens des régions rurales étaient enfermés dans des conditions de vie infrahumaines de 1958 à 1962. Michel Rocard, alors frais émoulu de l'ENA, n'a pas hésité à qualifier ces camps de regroupement de « camps de concentration » dans un rapport célèbre. De son côté, Jean-Pierre Chevènement a qualifié les SAS (Sections Administratives Spécialisées), chargées de la surveillance policière, militaire et administrative constante de ces camps, de « bureaux arabes » modernes (du nom des postes militaires installés par l'armée française au Maghreb au XIXe siècle pour surveiller étroitement les populations) dans son livre « Le courage de décider » où il relate son expérience dans l'un d'entre eux. Par contre, de Gaulle, ne renonçant pas totalement à son long passé colonialiste, redéploie l'Establishment français des colonies (l'appareil militaire, diplomatique et économique colonial de l'Etat français) dans une politique de néocolonialisme en Afrique immédiatement après les indépendances. Bien que dissimulée sous la fameuse et fumeuse « Indépendance dans l'interdépendance avec la France», cette politique néo-colonialiste vise à perpétuer l'exploitation et le contrôle des anciennes colonies après leur Indépendance, en leur déniant les attributs de la souveraineté réelle de Jean Bodin, qui restent implacablement entre les mains de l'ex-métropole : la monnaie, la Constitution et la rédaction des lois, le choix des dirigeants, quasi systématiquement puisés dans le réservoir des ex-adjudants formés par l'armée française, la diplomatie favorable aux positions françaises et surtout l'armée formée et contrôlée par la France et l'exploitation des ressources naturelles, base de leur économie. Ironie de l'Histoire, c'est un peu la situation de la France vis-à-vis de l'Union européenne et de l'OTAN aujourd'hui. L'Establishment de la Françafrique permet également, habilement, de recycler au service de la France de nombreux ultras d'Algérie en leur donnant une seconde chance, tout en les maintenant à l'étranger. De Gaulle place ses fidèles Bob Denard et Jacques Foccart, déjà actifs dans la Main rouge, le bras armé terroriste de l'Etat français créé par le premier ministre Michel Debré durant la guerre d'Algérie, à la tête des unités paramilitaires qui fomentent des coups d'Etat en Afrique pour briser les velléités d'indépendance réelle sur le continent et asseoir la Françafrique. Denard et Foccart embarquent leurs troupes dans une nouvelle mystique coloniale et remplissent le vide symbolique laissé par les généraux putschistes de l'OAS auprès de ses irréductibles colonialistes. Mohsen Abdelmoumen