Dans l'euphorie de la chute de la IVème République française, la première visite du général de Gaulle en Algérie, du 4 au 7 juin 1958, inaugure le début du malentendu entre le lobby colonial et la métropole. En effet, cette rencontre d'évaluation bute sur l'incompréhension des colons, choqués de voir un chef métropolitain évoquer en termes respectueux la situation des « indigènes ». Par ailleurs, malgré la stature du général de Gaulle, l'essentiel du pouvoir, dans cette phase cruciale, lui échappe quasiment. Du moins, jusque-là, le pouvoir est resté entre les mains des ultras qui l'ont porté au pouvoir après les événements du 13 mai. Pour rappel, cette alliance entre le lobby colonial et les paras a donné naissance, le 13 mai 1958, au comité de salut public (CSP), présidé par le général Jacques Massu. Cependant, bien que le général soit investi par le parlement le 1 juin 1958, où Pierre Mendès France qualifie cette investiture de « vote contraint par l'insurrection et la menace d'un coup de force militaire », il réserve son premier voyage à ses alliés, dont la seule convergence réside dans la mise à mort du régime des partis. Ainsi, avant d'envisager une quelconque issue au conflit algérien, le nouveau président du conseil doit avancer ses pions cahin-caha. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que cette tâche ne semble pas être une sinécure. De toute façon, dès le 4 juin, chaque groupe essaie de s'affirmer. Et si en métropole les gaullistes détiennent les rênes du pouvoir, force est de reconnaitre que ce n'est pas le cas en colonie. En Algérie, les maîtres sont, pour l'instant, les animateurs du CSP. Avant l'apparition du général de Gaulle au balcon du gouvernement général (GG), au premier jour de sa visite présidentielle, les membres du CSP ne comptent pas se laisser impressionner. En effet, à en croire la journaliste Marie Elbe, deux personnalités qui accompagnent le général de Gaulle, en l'occurrence Louis Jacquinot et Max Lejeune, sont enfermées dans l'un des bureaux du GG par Pierre Lagaillarde, membre fondateur du CSP. De toute évidence, face aux ultras qui l'ont porté au pouvoir, la mission semble alambiquée. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que le général de Gaulle a véritablement du pain sur la planche. Quoi qu'il en soit, dans le premier temps, le général de Gaulle est condamné à composer avec cette orientation réactionnaire des ultras. Cela dit, homme de conviction et sachant manier le verbe, l'homme du 18 juin leur donne raison sans pour autant les conforter. Ainsi, à Alger, le 4 juin 1958, le général de Gaulle se montre compréhensif à l'égard des pieds-noirs, mais retourne vite la situation à son avantage. Et puisque vous réclamez à cor et à cri la fraternité, leur dit en substance le général de Gaulle, « eh bien, de tout cela, je prends acte au nom de la France et je déclare qu'à partir d'aujourd'hui, la France considère que, dans toute l'Algérie, il n'y a que des Français à part entière, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. » Néanmoins, en dépit de la reconnaissance du rôle éminent que l'armée a joué, ce discours, bien qu'il ne soit pas annonciateur d'une politique précise, inquiète les colons. Car, le mouvement lancé par les ultras le 13 mai ne visait pas à donner une place aux autochtones. Au contraire, ils se sont mobilisés en vue de châtier la IVème République ne pouvant pas écraser le mouvement révolutionnaire algérien. Et voilà que l'homme qu'ils ont ramené au pouvoir leur annonce son intention d'associer les autres algériens aux décisions concernant l'avenir de l'Algérie. « Pour ces 10 millions de Français, leurs suffrages compteront autant que les suffrages de tous les autres », martèle-t-il devant une foule médusée. Enfin, leur exaspération atteint son apogée lorsque de Gaulle clôt son discours sans prononcer le slogan prisé des ultras : « Vive l'Algérie française ». Toutefois, avant de se rendre à Mostaganem, le général de Gaulle réaffirme, à Annaba et à Constantine, les mêmes principes. Désormais, il n'y a plus en Algérie, d'après lui, que des Français à part entière. Du coup, le lendemain, à Mostaganem, la foule déchainée l'attend de pied ferme. Pour eux, les déclarations égalitaires sont uniment une pilule dure à avaler. Bien que le général de Gaulle tente de les flatter en rendant un hommage aux habitants de Mostaganem pour leur apport en vue d'édifier une société égalitaire, les excités ne se calment pas. À la fin du discours, les colons n'hésitent pas à rappeler la raison pour laquelle ils sont là. La foule scande alors à gorge déployée « Algérie Française, Algérie Française... » Face à ce tonnerre de voix, le général de Gaulle revient au micro et crie à son tour « Vive l'Algérie française ». D'après les spécialistes, ce geste consiste à calmer les ardeurs. Dans les faits, bien qu'il s'oppose au mouvement révolutionnaire algérien, le général de Gaulle ne croit pas non plus au bien-fondé de la vision des ultras. En guise de conclusion, il est clair que cette première visite présidentielle constitue, dans la politique franco-française, la première cassure du mouvement lancé un mois auparavant. En fait, en permettant le retour du général de Gaulle au pouvoir, les ultras espèrent trouver en lui une tête d'affiche. Or, bien que le général de Gaulle ne puisse pas sacrifier les intérêts français, il ne partage pas leur projet. Et en dépit d'un déploiement sans précédent des forces militaires en Algérie en vue d'anéantir la rébellion, le général de Gaulle croit aussi à la solution politique du conflit. Ainsi, de la dissolution du CSP au rappel des généraux qui ont fait le 13 mai, la politique gaullienne ne cesse d'évoluer en faveur d'une solution négociée avec les Algériens et, par ricochet, au détriment d'une conception réactionnaire des ultras. Enfin, en acceptant le droit à l'autodétermination au peuple algérien, la France, dirigée par le général de Gaulle, sort grandie, car il n'existe pas de mission de civilisation dans les rapports entre les nations.