De quoi avons-nous besoin pour « vivre bien » ? La venue du mois de ramadan et la pratique du jeûne représentent une belle occasion, pour le musulman, de faire le point sur son mode de vie et, plus particulièrement, sur son rapport à l'alimentation. Cette problématique n'est pas anodine, elle revêt une importance cruciale dans le contexte d'une économie d'abondance et d'une consommation de masse qui ont bouleversé quelques notions de base de la conception du monde et du cheminement spirituel du musulman. Dans cette optique, le propos prophétique : « Je crains Dieu plus que vous... » est interprété comme un appel à adopter une attitude générale de modération, loin des positions extrêmes. Ibn Hajar ajoute : « Le propos indique également que la connaissance de Dieu et la compréhension des droits divins que l'individu doit respecter sont bien plus importantes que de se contenter d'actes de dévotion purement physiques[4]. » S'abstenir de consommer inutilement est préférable Al-Qurtubî[5] met en perspective les différents textes et avis des théologiens sur l'abstinence volontaire en matière d'habillement et d'alimentation, y compris le fait de ne pas consommer de viande. À ce sujet, les théologiens musulmans ont plutôt eu tendance à condamner certaines pratiques soufies qu'ils considéraient comme exagérées ou inappropriées, comme par exemple le fait de se vêtir d'un manteau de laine rapiécé – appelé çûf en arabe, d'où vient le terme soufisme. Il conclut ensuite son exposé en relatant ce propos du savant andalou Ibn al-'Arabî : « Nos savants affirment que cette largesse [dans la consommation des bonnes choses] est à replacer dans le contexte où la religion est établie et que les biens en circulation ne sont pas illicites [par leur provenance ou leur nature]. Mais dans le contexte où les pratiques religieuses des gens sont perverties et que l'illicite s'est répandu, l'abstinence doublée de la dévotion sera meilleure, et le délaissement des plaisirs de chair sera préférable. Et si l'on trouve des choses licites à consommer, suivre l'attitude du Prophète en la matière est l'exemple le plus vertueux et le plus noble[6].» Le souci du théologien se situe ici au carrefour de l'éthique de la consommation et du cheminement spirituel. Le principe de base est que l'accès aux « bonnes choses licites » est envisagé dans le respect du modèle prophétique de sobriété et de modération. A fortiori, dans un contexte sociétal délétère, il n'est pas envisageable qu'un musulman puisse se laisser emporter par l'appel des désirs et des plaisirs au prix de mettre en péril son corps physique et sa relation spirituelle au divin. 'Umar ibn al-Khattâb, compagnon proche de Muhammad et deuxième calife après Abû Bakr, est décrit dans l'historiographie musulmane comme un personnage qui menait une vie très modeste. On lui attribue d'ailleurs ce propos, alors qu'il était calife : « Je sais parfaitement en quoi consiste une vie de modération – khafdh al-'aych – ; si j'avais voulu, je me délecterais de foie, de grillades, de viande aromatisée avec de la moutarde et du raisin et de pain tendre. Mais je préfère réserver mes bonnes actions car Dieu a décrit des gens ainsi : "Vous avez dilapidé vos bonnes choses – tayybâtukum – durant votre vie terrestre et vous en avez joui pleinement". » La citation à laquelle il fait allusion est contenue dans le passage coranique suivant :« Le Jour où les négateurs seront exposés au feu [on leur dira] : "Vous avez dilapidé vos bonnes choses – tayybâtukum – durant votre vie terrestre et vous en avez joui pleinement. Eh bien, aujourd'hui vous voici rétribués par un châtiment avilissant pour vous être enorgueillis sur terre à l'encontre de la Vérité, et pour avoir vécu dans l'impiété." » (Coran 46, 20) Al-Qurtubî[7] indique que l'expression « Vous avez dilapidé vos bonnes choses » est construite, sur le plan grammatical arabe, sous la forme d'une réprobation, dans le sens suivant : « Vous avez joui des bonnes choses de manière excessive en laissant libre cours à vos passions et à la transgression des limites. » La seconde partie du même verset sous-entend de manière directe les conséquences de ces choix dans l'au-delà, dans une perspective croyante musulmane. C'est notre rapport à l'environnement qui est en effet questionné et, partant de là, comment chacun perçoit la nécessité de répartir équitablement l'accès aux richesses en acceptant, nécessairement, de se limiter soi-même en choisissant de vivre avec modération. 'Umar décrit lui-même un aspect de la frugalité du Prophète de la façon suivante : « Je me suis rendu dans la pièce d'habitation du Prophète durant une période au cours de laquelle il s'était isolé de ses proches. J'ai scruté la pièce, elle était totalement vide, si ce n'est une peau de bête étalée au sol, remplie de sel pour être tannée et dont l'odeur avait envahi l'espace. Je lui ai dit : "Oh, Messager de Dieu ! Tu es son Messager et la meilleure de ses créatures, [tu vis dans ces conditions] alors que Khosroès et César vivent dans le brocart et la soie ?" Le Prophète s'est redressé pour s'asseoir et il m'a dit : "Aurais-tu des doutes Oh fils d'al-Khattâb ? Tu me compares à des gens dont l'accès aux bonnes choses leur a été accélérée en ce bas-monde." Je lui ai répondu : "Pardonne-moi" et il dit : "Seigneur, pardonne-lui[8]". » L'exégèse et l'historiographie musulmanes regorgent de récits hagiographiques qui ouvrent des perspectives de réflexion sur le sens à accorder à la sobriété et à la modération, plus particulièrement en matière d'alimentation. Omero Marongiu Perria