De son vrai nom, Bel Hadj Djillali Abd-el-Kader, Kobus était un ancien militant du M.T.L.D. (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) fondé par Messali Hadj. Arrêté, puis libéré, il était devenu par la suite indicateur auprès des services du renseignement français. L'armée, ainsi qu'une partie de la population, pensait à l'époque que c'était Moscou qui tirait les ficelles de la rébellion. Cette thèse fut renforcée par la création d'un maquis communiste dans l'Ouarsenis et par l'affaire Maillot. Ambitieux, Bel Hadj avait vu dans cet amalgame communisme/F.L.N la possibilité de devenir chef de guerre, en montant un maquis anticommuniste. Il fut poussé ,dans ce projet, par un commissaire de la D.S.T. Bel Hadj entra en contact avec le capitaine Conill, responsable de la S.A.S des Attafs et avec le capitaine Hentic, responsable de celle de Lamartine. C'est Conill qui baptisa Bel Hadj «Kobus», déformation du mot arabe «Kabbous» qui signifie «pistolet». Kobus enrôla plusieurs musulmans, en les convainquant qu'ils allaient lutter d'une part, contre le F.L.N., noyauté par le communisme et, d'autre part, pour l'indépendance. Celle-ci leur serait octroyée par les français après la destruction du F.L.N. marxiste. Il réussit, ainsi, à réunir plusieurs centaines de volontaires, qui furent équipés par l'armée française. Il établit dans l'Ouarsenis, non loin des Attafs, un camp où flottaient, à la fois, le drapeau nationaliste vert et blanc et le drapeau français. Connaissant bien le terrain et la population, Kobus partait à la chasse aux fellaghas et organisait, la nuit, des embuscades meurtrières pour les rebelles. En ce printemps 1958, il évoluait sur un vaste territoire compris entre Duperet, l'oued Fodda, le Lyra et Affreville. Son armée s'élevait à six cents hommes, environ. Voilà l'homme qui venait de faire dissidence. Peu après le message de Lamartine nous informant de cet événement, nous en recevons un second : «Serons chez vous trois heures du matin. Soyez prêts à partir. Prévoir rations pour deux jours». Le capitaine fait mettre le poste en état d'alerte. Vers trois heures du matin, un bruit de camions, ce sont les premiers éléments du 3/65° R.A qui arrivent. Bientôt le poste et ses alentours fourmillent d'hommes et de véhicules. Outre les artilleurs, une centaine de dragons sont venus en renfort. Lorsque toutes ces forces sont au complet, nous embarquons à notre tour dans les véhicules. Camions, half-tracks, G.M.C., jeeps forment une longue file qui emprunte la piste de Bouziane. Au niveau de l'oued, tout le monde descend et c'est la progression à pied vers Belhas. A l'est, derrière les montagnes, le ciel prend une teinte jaune tendre. Je saisis en cet instant toute la beauté des vers de l'lliade : «A l'heure où se répand sur la terre l'aurore aux voiles de safran...» Le soleil est levé lorsque nous atteignons Belhas. Une halte de deux heures nous est octroyée, le temps de récupérer un peu. La plupart des hommes n'ont pas fermé l'œil de la nuit. Pêle-mêle, on s'allonge à même le sol, la tête appuyée sur les sacs on s'endort d'un sommeil lourd. Dix heures, il faut repartir. La douzième batterie a l'honneur d'ouvrir la marche. Direction le Lyra.. Le temps est magnifique, sans un nuage. Nous traversons une région un peu moins accidentée, des prairies parsemées de fleurs blanches verdissent le pied des collines. Je me laisse envahir par la quiétude du paysage, qui semble si loin de la guerre. Au loin, la masse grisâtre du mont Ouarsenis semble elle-même moins menaçante. Au début de l'après-midi un incident: nous perdons notre P.C. Nous ne le retrouverons que le soir, pour le bivouac de la nuit. Nous campons sur un piton boisé. Dîner avec les traditionnelles boîtes de ration : du bœuf, du pâté, des biscuits. Lorsqu'on a bien faim, c'est presque bon. Je choisis un emplacement sous un pin d'Alep. Je fais partie des pistonnés à qui les harkis ont préparé un matelas de feuilles sèches. Il n'y a plus qu'à se glisser dans le duvet. Le ciel est d'une luminosité extraordinaire. Orion… le baudrier d'Orion… Antarès du Scorpion… Nuit sans problème. Nous sommes réveillés par les glapissements longs et plaintifs de chacals. Au-dessus de l'horizon jaune vif, le ciel se teinte d'un vert très dilué. Un seul astre brille encore, magnifique dans sa solitude, c'est la planète Venus. Une odeur de café, c'est Jean Hamelin, notre cuistot, qui prépare le petit-déjeuner. La douzième batterie toujours en tête, la marche reprend. Le terrain devient, à nouveau, très accidenté. Nous sommes continuellement dominés par des pentes abruptes. La progression se poursuit lentement. Les hommes scrutent les crêtes, prêts à se plaquer contre la paroi à la moindre alerte. Vers quinze heures, nous arrivons dans une cuvette verdoyante où s'élèvent quelques gourbis. Des sections occupent les crêtes, d'autres se dirigent vers ces modestes habitations en torchis, pour les explorer. Il n'y a pas âme qui vive. Bientôt une épaisse fumée s'échappe des toitures. Les flammes crépitent. Un à un, tous ces gourbis, déserts, sont incendiés. Plus loin, l'aviation mitraille et bombarde. Nous n'avons plus d'eau, un oued coule plus bas. Quatre soldats se chargent de gourdes, je descends avec eux vers l'oued. L'eau coule en cascade parmi les touffes de la végétation. Il fait chaud, nous sommes en sueur. Nous en profitons pour nous mettre torse nu et nous asperger à grande eau. Les hommes attendent avec impatience le retour de la corvée d'eau. Il faut mettre un comprimé antiseptique dans la gourde et attendre, en principe une demi-heure, avant de boire mais la plupart des artilleurs, la langue sèche, la bouche en feu, se précipitent sur les gourdes et boivent à longs traits. Je dois avouer, à ce sujet, que je n'ai pas toujours montré le bon exemple, ce qui me vaudra une sérieuse dysentrie amibienne. Le soir, le vent s'est levé, nous campons sur un piton dominant l'oued Lyra. Je m'installe, avec le PC ,à l'abri d'un épais buisson. Nous sommes à une heure de marche, environ, de Pont du Caïd, où nous devons faire jonction avec d'autres unités. Nous atteignons cette bourgade le lendemain, vers sept heures. Nous trouvons, là, une forte concentration de troupes : des éléments du 141° R.l., des dragons, des chasseurs, des blindés. Des hélicoptères apportent des vivres. Au début de l'après midi, des G.M.C nous emmènent à cinq kilomètres de là puis nous larguent dans la nature. Les G.M.C. (Général-Motor-Car) étaient des camions militaires bâchés utilisés, soit pour le transport des troupes soit pour tracter les pièces d'artillerie. Des éléments rebelles ont été aperçus à proximité. Malgré cela, nous allons crapahuter tout l'après midi, sans accrocher. Nous ne ferons qu'incendier des mechtas et capturer du bétail. Le soir, nous allumons des feux pour cuire nos moutons. La chair est très dure, le meilleur, c'est le foie cuit sur une pierre plate, placé devant les braises, recette du parfait pillard. Le lendemain, c'est le retour vers le poste du Lyra, sous une chaleur écrasante. Des véhicules nous attendent pour nous ramener à Lamartine, puis à Abd el-Kader. Le bilan de cette opération, montée à grand renfort de troupes et de matériel, se révèle négatif. D'ailleurs, ces opérations de grande envergure se soldaient, souvent, par des échecs. Les rebelles, voyant arriver de loin les véhicules transportant les troupes, avaient tout le temps de gagner un autre secteur. De plus, les incendies, les razzias de bétail, dont le but était de détruire les bases de ravitaillement des rebelles, dressaient irrémédiablement les populations contre nous. Lors de notre passage à Lamartine, nous avons eu des éclaircissements sur l'affaire Kobus. Kobus avait été assassiné par son bras droit, Abd El Majid, en accord avec plusieurs autres gradés. Sa tête avait été tranchée et mise dans une musette. Ensuite, ces quelques gradés ont dit à leurs hommes qu'ils allaient les emmener en opération et, ce n'est qu'une fois dans le djebel, qu'ils ont révélé le meurtre de Kobus et leur intention de passer au F.L.N. Déjà, cent cinquante soldats de Kobus s'étaient ralliés aux forces françaises, d'autres désiraient se rendre, d'autres étaient décidés à passer au F.L.N.. Les hommes ne devaient bénéficier, à Abd-el Kader, que d'une journée de répit car une nouvelle opération est déclenchée dès le lendemain, tôt dans la matinée. Le médecin-chef accompagnant le P.C. de Lamartine, le capitaine juge ma participation inutile. C'est une des rares opérations que je manquerai. Je reste, donc, dans le poste avec une section de vingt artilleurs, sous les ordres du maréchal-des-logis-chef Le Monner, plus vingt cinq harkis dans le fortin du piton. Vers quinze heures, passage de blindés, qui se dirigent vers Sidi Bouziane. Ce sont des A.M.X 30, munis d'un canon de 75, au tir très précis. Vers la fin de l'après-midi, Arroudje arrive au poste avec un soldat de Kobus qui veut se rendre. Une vingtaine d'années, tenue kaki clair, béret de même couleur, pataugas. Il est armé d'un fusil. Soupçonneux, le sergent-chef, colosse d'une cinquantaine d'années, visage rouge, saisit le fusil et renifle le canon, puis menaçant : «Ça sent la poudre, tu as tiré ! Sur quoi as-tu tiré ? » Il le saisit par le revers de sa veste et commence à le secouer. Arrroudje proteste : «Non, chef, il vient se rendre». Je suis obligé d'intervenir, le chef se calme. On donne au rallié de quoi se restaurer puis on le confie aux harkis du piton. Le soir, message radio qui nous signale des rebelles à un kilomètre du poste. Vu la faiblesse de nos effectifs, je me propose de prendre le quart entre une heure et trois heures du matin. La nuit se passe sans incidents. L'aube vient dissiper nos inquiétudes, il est maintenant peu probable que nous subissions une attaque. Je vois tout de même avec plaisir, en fin de matinée, les premiers éléments de la douzième batterie franchir la porte du poste. Des soldats du régiment d'infanterie coloniale se sont fait accrocher près de l'école de Makabra. Quinze morts, dix blessés. Les hommes du R.l.C. s'étaient arrêtés pour casser la croûte près de l'école, ils s'étaient installés par petits paquets, les armes hors de portée de la main. Cependant, grâce à des éléments placés en protection, cette unité put réagir. Les fells ont laissé seize morts sur le terrain et ont eu de nombreux blessés. Quant au 3/65° R.A., il ne s'est pas couvert de gloire. Le PC de Lamartine était posté près de l'oued Bouziane avec la section canon et le commando.Des harkis viennent prévenir que des hommes de la bande de Kobus marchent dans leur direction pour se rendre. Effectivement, peu de temps après une quarantaine d'hommes s'approche en progressant dans l'oued. lls sont encore à cinq cents mètres lorsque le commandant Alizon ordonne de tirer, le capitaine André P..., quant à lui, lance un appel radio: « Nous sommes encerclés ! Sous le feu, les types tournent les talons et disparaissent dans la nature, laissant sur le terrain um blessé à la cuisse... Plusieurs mois après ces évènements, on put, par recoupements, préciser l'affaire Kobus avec ses tenants et ses aboutissants. Par l'étendue du territoire qu'il contrôlait, par son influence sur la population, par l'efficacité de ses actions militaires, Kobus posait de réels problèmes au F.L.N. Peu à peu, des fellaghas firent semblant de se rallier à Kobus, ou se laissèrent capturer sans résistance, prétextant qu'ils étaient las de se battre dans les rangs de l'A.L.N. En quelques mois, le F.L.N. avait sérieusement infiltré le maquis de Kobus et persuadé une partie des soldats qu'ils faisaient fausse route, que le communisme n'était pas le moteur de la rébellion, à tel point que Abd el Majid, le bras droit de Kobus, ainsi que deux autres responsables, Hamed et Aissa, se laissèrent endoctriner. Ils contactèrent Si M'Hamed, le commissaire politique de la willaya 4, et lui annoncèrent leur intention de déserter. Si M'Hamed accepta le ralliement mais exigea, comme condition de leur pardon et preuve de leur bonne foi, la tête de Kobus. Le 28 avril, quand Kobus entra dans son P.C, à peine avait-il franchi le pas de la porte que Abd el Majid lui envoyait une balle de revolver dans la tête. Celle-ci fut tranchée à l'aide d'un couteau de boucher. Les officiers félons rejoignirent le maquis, avec leurs hommes. Mais plusieurs de ces derniers purent s'échapper et se rallier aux Français. D'autres, jugés hostiles à l'esprit de la rébellion,s furent exécutés par les fellaghas. Abd el Majid, lui même, reçut une balle dans la nuque ainsi que vingt et un de ses officiers. Les troupes de la force K, qui échappèrent à cette épuration sanglante, furent réparties dans les quatre zones de la wilaya. Quelques jours plus tard, les autorités françaises recevaient un paquet: il contenait la tête de Kobus, enveloppée dans un drapeau tricolore… (A suivre)