«Les Arabes ne s'entendent enarien, sauf à aimer Oum Kalsoum», disait l'écrivain égyptien Naguib Mahfouz (1). Chignon, manches longues, lunettes noires, foulard en main... Toujours sobre, souvent austère, la «Quatrième Pyramide», «Astre de l'Orient», chantait tous les premiers jeudis du mois, rituellement, ses foules de fidèles sur les ondes. De Damas à Alger, du Caire à Bagdad, on se réunissait autour du poste de radio pour entendre en direct les mélopées de la diva du peuple, «voix des Arabes» née au tournant du siècle (l'année exacte n'est pas connue). L'omniscience d'Oum Kalsoum outrepassait les strates sociales et les frontières, certainement parce qu'elle avait le pouvoir de plonger son public dans les transes du tarab (2), parce que de sa voix claire elle interprétait tous les genres de la musique et de la poésie islamiques, renouvelant la tradition de la métrique arabe (les maqamats) tout en la respectant, mais sans doute aussi parce qu'elle incarnait l'idéal collectif d'une époque, et reste, aujourd'hui encore, le symbole de l'unité arabe, icône d'un implacable culte moderne. Genèse C'est par les sentiers de la religion qu'Oum Kalsoum accède à la musique dès l'âge de 6 ans, lorsque son père, imam d'une petite mosquée du delta du Nil, l'initie aux chants coraniques. Il lui découvre une voix puissante et l'envoie, déguisée en petit Bédouin (respect des bienséances oblige), psalmodier pour les fêtes religieuses, les mariages, les circoncisions... Une dizaine d'années et quelques voyages au Caire plus tard, les talents de la jeune paysanne sont remarqués par le chanteur Abou-el-Ala Mohamed et le joueur de oud Zakareya Ahmed, qui convainquent le père de lui faire franchir le pas de la capitale pour compléter sa formation musicale. La fille du peuple entre au Caire au début des années 1920, signant bientôt avec Odéon et Gramophone, les deux grandes maisons du moment. En 1924, son premier disque connaît un succès immédiat (15 000 exemplaires vendus en trois mois) et, bravant l'autorité paternelle, Oum Kalsoum se défait de ses déguisements d'homme pour se produire sur scène. Cheveux dénudés, robes finement brodées, foulard de soie au poignet, la jeune prodige se produit devant un public masculin, et s'éloigne peu à peu du registre coranique pour mettre sa voix au profit de mélopées passionnelles. A la voix claire et forte vient s'ajouter l'image de la femme émancipée, «preuve que le peuple paysan pouvait accéder à la modernité», selon l'écrivain Frédéric Lagrange. (3) Oum Koultoum Très vite, les incantations d'Oum Kalsoum éveillent l'admiration indéfectible du peuple arabe, à un moment charnière où le Proche-Orient se modernise tout en cherchant à conserver son identité et ses traditions. De Damas à Beyrouth, on se rend aux représentations de la cantatrice (du moins, ceux qui peuvent se l'offrir) ; surtout, on l'écoute religieusement à la radio. A partir de 1937, de novembre à juin, les cafés et maisonnées du Caire et d'ailleurs diffusent le concert mensuel d'Oum Kalsoum, qui devient le rituel solennel de tout un pan de la population arabe. Plus tard, le monstre sacré se produit même dans des comédies musicales au cinéma ; pas forcément bonne comédienne, elle revêt une flopée de costumes plus kitsch les uns que les autres, s'envolant dramatiquement dans les cieux dans ‘Dananir' en 1940, avant d'abandonner définitivement le grand écran au début des années 1950 pour s'adonner exclusivement à la musique. Ses mélopées s'apparentent bientôt à une forme de musique officielle (Al-Atlal, la plus connue, sera la préférée du président Nasser), dominant les ondes, moyen de communication privilégié de l'Egypte. Elle ne jouera que deux fois hors du monde arabe, là encore devant un public essentiellement musulman. «Je viens chanter en France parce que c'est le pays de la liberté», déclare-t-elle en arrivant à Paris en 1967. Les deux concerts de six heures qu'elle donne à l'Olympia marquent le paroxysme de sa popularité internationale. Dans les journaux parisiens, on parle du «délire» d'un «public de fanatiques», «envoûté», «le visage comme torturé par une intense douleur intérieure». Une «foule comme éventrée» par les mélodies de la cantatrice déifiée que l'on acclame, se prosternant pour lui baiser les pieds. Trois chansons en six heures : l'Egyptienne maîtrise le tarab à la perfection. Ses variations, avec lesquelles elle se donne comme en offrande à ses admirateurs, s'éternisent au gré des envies du public, s'accordant au rythme des «Allah» d'approbation murmurés dans l'audience. «Il y avait quelque chose de sensuel et en même temps de sacré dans ses concerts. C'était une sorte de transe collective, une espèce de cérémonie magique où, dans un monde dominé par les hommes, officiait une déesse célibataire qui chantait l'amour impossible sublimé...», commente l'écrivain Sélim Nassib. Très proche de Nasser, Oum Kalsoum s'engage dans la politique, composant des hymnes patriotiques pour les soldats égyptiens au cours du conflit israélo-palestinien et levant à plusieurs reprises des fonds pour soutenir une patrie éreintée par ses dépenses belliqueuses. Son image de matriarche providentielle finit par la rattacher à ces figures féminines traditionnellement sacralisées par l'Orient patriarcal. Elle devient un archétype musulman, l'incarnation moderne de la femme libre et puissante, dans la veine d'une Aïcha, épouse engagée du Prophète (QSSSL) qui narrait des hadîth (5) et œuvrait sur le terrain politique. D'autant que le contenu laïque de ses mélopées lancinantes demeure finalement ancré dans le contexte d'une société dans laquelle la politique et les rapports hommes-femmes restent en étroite corrélation avec la religion. Célibataire jusqu'en 1953, Oum Kalsoum se marie tardivement à son médecin. Celle que les affiches de films, collées aux devantures des cafés et cinémas du Caire, baptiseront la «Mère de l'Egypte», n'aura jamais d'enfants. Du début à la fin, elle maintient sa vie privée à l'écart des médias et, chanteuse avant tout, se fait rare sur le petit écran ; du début à la fin, l'énigme du personnage nourrit le mythe de l'impénétrable «Quatrième Pyramide». Un culte profane Il existe un hadîth, évoqué par Frédéric Lagrange, selon lequel le mariage s'impose en Orient comme l'une des parties intégrantes de la pratique religieuse. En Egypte, pour dire «marie-toi» on dit même «complète ta religion» (6). Aussi, la vie privée de la «Sett» (dame) éveillera-t-elle les suspicions. Sorte de Vierge immaculée pour certains, d'aucuns voient transparaître dans son célibat une homosexualité refoulée. D'autres conçoivent encore la femme émancipée comme l'objet d'un culte profane, symptomatique d'un consumérisme culturel inculqué par l'Occident. A la fois icône populaire et diva intouchable, proche et éloignée du peuple, elle joue sur scène au double jeu de la sensualité et de la sévérité, nourrissant d'autant plus les ambiguïtés. Si, en se réappropriant des poèmes millénaires sur le plaisir et la passion amoureuse, Oum Kalsoum clame à haute voix que la culture arabe n'a pas toujours été limitée à la religion (aux grands cris des bigots), elle reste avant tout le symbole d'une Egypte plus moderne, plus laïque. La preuve qu'une femme musulmane peut se produire sur scène tout en demeurant respectable et attachée à la tradition. Pas étonnant que le pop art, entre autres, se soit fait disciple de la «Sett» ; lui qui joue sur la versatilité entre les représentations du star-système, et de l'iconographie religieuse. L'exposition de l'IMA consacre d'ailleurs une section à tout un legs esthétique qui perpétue encore aujourd'hui non seulement la musique d'Oum Kalsoum mais aussi (et surtout) son image de marque, celle de l´âge mûr, l´âge de la toute-puissance : petit chignon strict, lunettes noires, posture droite... Son portrait toujours respecté, jamais réduit aux canons de la femme-objet, reste invariablement celui de l'intouchable matriarche. Oum toujours La plus grande messe de la diva a sans doute lieu le 5 février 1975. Ses obsèques sèment une ultime transe dans les rues du Caire : en enterrant la cantatrice sacrée, on fait aussi ses adieux à un idéal, au symbole de toute une époque. Aujourd'hui, Oum Kalsoum repose avec sa famille dans un petit mausolée en périphérie du Caire, où ses fidèles continuent de lui rendre hommage, le vendredi. Si la diva des passions amoureuses, son Coran toujours à portée de main, avait rebuté dès ses débuts les imams qui considéraient comme blasphématoire qu'une femme chante les Ecrits, elle aura porté jusque dans la tombe les marques de son aura hiératique, les stigmates d'une inexpugnable sacralité. Qu'elle soit représentée en Madone à quatre bras par le peintre Georges Bahgory ou en indomptable Shiva par Huda Lutfi, Oum Kalsoum reste invariablement associée au culte qui l'a rendue éternelle.