Oum Kalsoum. Que dire encore plus d'elle lorsque le nom artistique suffit par lui-même ? «Oum Kalsoum en somme», titrait joliment le confrère français Libération. Surtout, comment montrer celle qu'on écoute avec les «oreilles» du cœur ? C'est le dilemme, forcément pharaonique, de l'exposition «Oum Kalsoum, la quatrième pyramide», hommage grandiose, grandiloquent même, rendu depuis le 17 juin et jusqu'au 2 novembre 2008 par l'Institut du Monde arabe (IMA) à la plus grande chanteuse orientale de tous les temps. La grande diva du «tarab», le chant de l'extase arabe, est de retour à Paris, cette fois-ci par le son, l'image et le texte. Même baignant dans une scénographie kitsch, parfois empesée, mais au goût doucereux d'un loukoum damascène, l'exposition est un voyage qui vaut le détour. Lors de son seul passage à Paris, en avril 1967, le seul en fait à l'étranger, l'Astre de l'Orient (Kawkab Al Chark) reçut un vibrant hommage d'un de Gaulle extasié. Notre confrère Jean Macabiès la décrivit alors dans France-Soir comme une «pythonisse visitée par l'esprit sain». En vidéo dans l'exposition, Bob Dylan, Maurice Béjart, Patti Smith, Bono et bien d'autres se joignent à ce concert de compliments où les superlatifs laudateurs trahissent la difficulté d'exprimer tout l'amour que le monde arabe voue à celle qui fut, à elle seule, la vraie Ligue arabe. Beauté, voix et destin hors du commun La «Dame», la «Voix des Arabes», l'«Astre de l'Orient», le «Rossignol du cœur», la «Perle de l'Art», la «Mère de 300 millions de musulmans», autant de vocables à profusion qui s'attachent à Oum Kalsoum dont le chant a traversé le XXe siècle. Trente-trois ans après sa disparition et un siècle environ après sa naissance –sa date de naissance est incertaine (1898, 1904 ?)- l'IMA lui consacre donc une «exposition-spectacle» installée dans la Médina, sur le parvis du célèbre institut. Pour celle qui se décrivait comme «une femme, une paysanne, une Egyptienne», les scénaristes de l'exposition ont tracé un parcours non chronologique mais inévitablement hagiographique : quatre approches distinctes qui, tels des modules qui s'emboîtent, sont complémentaires, chacune réunissant photographies, séquences sonores et audiovisuelles, documents, objets, costumes et œuvres. L'exposition mêle alors objets personnels, notices explicatives, chansons et extraits de films, éléments biographiques, actualités d'époque, créations contemporaines, peintures, dessins, sérigraphies et montages. Sous le chapitre des créations modernes, des tableaux, des vêtements, des sculptures et des vidéos. On retiendra notamment les toiles de chant Avedissian, d'Adel Al Siwi et de Georges Bahgoury, ainsi que les remix techno que l'on écoute sous des casques en forme de plafonniers. L'exposition s'articule donc autour de thèmes- l'icône, le talent, l'engagement, l'héritage- plutôt que de suivre un cheminement chronologique, trop linéaire pour restituer les multiples dimensions de l'«Astre de l'Orient». La première section, appelée aussi «l'Egyptienne», s'attache à la personne d'Oum Kalsoum, à ses origines, à son milieu dans une Egypte qui, en moins de trois quarts de siècle, aura connu le protectorat britannique, les règnes des rois Fouad et Farouk, la Première et la Seconde Guerre mondiales, l'émergence du nationalisme et du panarabisme, les mandats de Nasser et Sadate, sans oublier la nationalisation du canal de Suez et les deux défaites traumatisantes de 1948 et de 1973. Dans ce contexte, l'aura, la magie et le génie d'Oum Kalsoum opèrent de croissante façon jusqu'à lui conférer le statut inédit de «représentante officielle» de l'Egypte dans le monde. La deuxième section, «le talent», fait la part belle à la chanteuse avec l'ambition, la prétention, auraient dit les fans, de faire comprendre ce qui est à l'origine de son succès phénoménal : la musique, la poésie et, surtout, la voix. Ah, ce timbre si riche, si puissant, si chaud, si limpide, profondément mélodieux, se déployant dans de multiples registres et tellement extatique qu'il provoque dans son auditoire le tarab, ce nirvana qui confine au bonheur céleste quand chaque note, chaque quart de note propre à la musique arabe, chaque intonation, chaque vibrato, chaque crescendo, est goûté par des auditeurs envoûtés. Le «tarab» est, selon Naguib Mahfouz, «le paroxysme de l'émotion, de l'amour, dans la jouissance de la beauté». Oum Kalsoum, c'était le vaudou musical, l'état de transe permanent. Elle l'était d'autant plus qu'elle improvisait à l'infini sur différents modes, ses récitals se prolongeant souvent jusqu'à potron-minet. Des extraits de ses représentations projetés dans un lieu évoquant une salle de concert, des interviews express d'auteurs, de compositeurs et de musicologues, des traductions de poèmes chantés, un espace d'écoute de son immense répertoire sentimental, des images de réactions psychédéliques de ses publics contribuent à faciliter l'appréhension du phénomène. En contrepoint, la projection d'extraits de ses six films, Wedad, le Chant de l'espoir, Aïda, Dananir, Sallama et Fatma, tournés entre 1935 et 1948, une large palette de disques, de costumes de scène, ainsi que quelques effets personnels, dont la fameuse robe orange qui avait fait se pâmer Bruno Coquatrix à l'Olympia. Dès 1933, Oum Kalsoum chante tous les premiers jeudis du mois à la radio. Le Caire se tait devant le poste à galet, le monde arabe retient son souffle et Dakar écoute, religieusement. Oum Kalsoum, nationaliste et féministe Troisième section, «l'engagement». Ce compartiment rend compte de l'implication de la militante dans la vie publique à la fois comme militante d'un certain féminisme arabe, et comme symbole artistique d'une unité panarabe idéalisée qui connaîtra son point d'orgue lors de ses grandioses funérailles le 3 février 1975. Cet engagement dans la modernité est déroulé à travers une sélection de coupures de presse et un module audiovisuel retraçant l'actualité et les événements qui ont fait éclore chez la femme battante le désir de s'impliquer dans les évolutions de l'Egypte et de la nation arabe. En 1967, dans le sillage de la «nakssa», la terrible humiliation militaire de l'Egypte face à Israël, Oum Kalsoum part dans une vaste tournée militante dans les pays arabes. Les recettes sont versées au profit de l'effort de guerre. Son périple l'amène jusqu'à Paris, à l'Olympia où ses deux récitals font salle comble au cours de deux soirées de folie où des accros de la mélopée kalsoumienne, dont un Algérien de Biskra, ouvrier chez Peugeot, la feront tomber sur scène pour lui baiser les pieds. C'était à chaque fois qu'elle interprétait sa célèbre Al Atlal (vestiges de la passion) et le couplet «hal ra' a el houbbou soukara mithlana», y a-t-il plus ivres d'amour que nous (deux) ? «La bombe de Nasser», titrait alors Paris-Jour. Des articles de l'époque rendent compte de l'extrême médiatisation de ses apparitions et de son engagement politique manifesté souvent par des dons généreux et une action caritative soutenue. Sur fond de chants patriotiques dont elle interpréta une flopée, Oum Kalsoum apparaît souvent aux côtés du président Nasser dont elle fut très proche. Un détail, et non des moindres, saute aux yeux : sur toutes les photos exposées, la diva est entourée d'hommes, impératrice parmi eux. Au fait, féministe, la Dame que de rares langues médisantes avaient inscrite au paradis de Lesbos ? Le mot est sans doute fort s'il était considéré à l'aune du féminisme occidental. Mais il faut se souvenir d'elle, lors de son dernier concert dans la Libye senousside. Face à la salle, elle lance aux femmes de l'assistance, toutes de voile blanc et noir vêtues : «Dévoilez-vous mes sœurs ! Nous sommes la force productrice de nos sociétés, nous pouvons garder la tête haute et nue !» Mona Khazindar, la commissaire de l'exposition raconte : «La salle a applaudi à tout rompre et les femmes ont retiré leurs voiles.» Oum Kalsoum ou la chanson qui affranchit ! Du Caire à Rabat, en passant par Damas, Beyrouth, Khartoum… Oum Kalsoum a incarné le panarabisme de l'époque. Le 3 février 1975, jour de ses funérailles filmées par Youcef Chahine, plus de 5 millions d'Egyptiens et d'Arabes éplorés se joignent au cortège funèbre. L'Egypte pleurait à chaudes larmes mais c'était tout le monde arabe qui était en deuil et pour longtemps. Cependant, une fausse note, une seule, est venue tempérer le symbole de l'arabisme fédérateur : son rapport à l'Algérie. Titulaire déjà de plusieurs passeports arabes, elle avait exigé pour se produire dans notre pays un accueil digne d'un chef d'Etat en visite d'Etat. C'était en 1967. C'en était peut-être trop pour l'Algérien sourcilleux et orgueilleux qu'était le président Houari Boumediene. Certes, Oum Kalsoum, c'était Oum Kalsoum mais ce n'était pas non plus Chajarat Eddour ou Al Kahina ! Et Boumediene, c'était Boumediene ! La quatrième section, «l'héritage», regroupe un éventail d'œuvres de plasticiens contemporains dans lesquelles l'image de la Grande Dame est récurrente : chant Avedissian, Khaled Hafez, Georges Bahgoury, Adam Honein, Huda Lotfi, Dodi Tabba, Adel Siwi et bien d'autres. Les plasticiens traduisent le mythe Oum Kalsoum sans en éventer le mystère… Dans un autre registre figurent aussi les modèles haute couture «Oum Kalsoum» du styliste Khaled Al Masry et les accessoires dessinés par Sarah Beydoun. Dans cette section, un espace est réservé à la projection de performances d'interprètes d'aujourd'hui qui reprennent le répertoire de la sublime artiste comme Sapho ou Mayada Al Hannaoui. Callas, Piaf, Ella Fitzgerald et… Mohamed Abdelwahab Une vraie force de la nature, ce petit bout de femme ! Oum Kalsoum, quasi immobile sur scène des heures durant, bras ouvert et mouchoir blanc dans la main droite, tout entière d'énergie contenue, le visage transfiguré et la voix puissante qui déclame le chant comme on récite des oracles, c'est l'image qui reste en mémoire. Il suffit qu'elle entame ses vocalises pour que son public en frissonne d'aise et de plaisir au point que les dignitaires d'Al Azhar perturbent le bel ordonnancement de leurs sacrés turbans ! Jusqu'à susciter l'extase de toute l'assistance. Chantant aussi bien en dialectal qu'en arabe classique, elle a porté la poésie arabe de Omar Al Khayyam à Abou Firas Al Hamadani, en passant par Ahmed Chawki, Georges Jurdaq, Al Mahdi Adam, Nizar Kabbani et Ahmed Rami, aux cimes de l'art vocal. La remarque vaut également pour les belles œuvres de Bayram Ettounsi, de Taher Abou Facha et de Ahmed Chafik Kamel pour ne citer que ces trois troubadours de la poésie dialectale égyptienne porteuse du génie esthétique du peuple égyptien. Ahmed Rami, Ah ! Ahmed Rami, fidèle ami et amoureux transi mais toujours éconduit, a écrit 135 chansons pour l'inaccessible bien-aimée. Quinze ans de sa vie passés à apprendre le persan pour mieux lui traduire les quatrains de Omar Al Khayyam. Sublime abnégation car quand on aime on ne compte pas, dit l'adage populaire. Dans l'itinéraire d'Oum Kalsoum, sa rencontre artistique avec Ahmed Rami et le rendez-vous enfin réalisé, en 1963, avec Mohamed Abdelwahab, le pharaon de la chanson arabe, sublimeront son répertoire. Anta omri, Aghadan alkak, ou encore Fakkarouni et Hadihi laylati, en sont quelques pépites. Que dire encore d'Oum Kalsoum, si ce n'est son cheminement avec de grands compositeurs comme Baligh Hamdi, Riad Essoumbati, Cheikh Abou El Ala Mohamed, Zakaria Ahmed et bien d'autres encore dont les noms disparaissent derrière les compositions offertes à l'artiste. Mais au-delà de la dimension proprement égyptienne et arabe de l'«Astre de l'Orient», il y a le talent universel de l'artiste qui a séduit des millions de mélomanes à travers le monde. Oum Kalsoum a déjà rejoint le panthéon des Callas, Piaf ou Ella Fitzgerald. Tout le monde ne comprend pas l'arabe littéraire et le dialectal égyptien, mais la puissance et la pureté cristalline de sa voix ont conquis les puristes. La communion avec toutes les couches de la société arabe et avec les mélomanes du monde entier, Oum Kalsoum la doit notamment à la richesse exceptionnelle du timbre et à la diction parfaite pour des poèmes qui ont parfois gardé le même mètre et la même rime qu'au Moyen Âge. Elle en est également redevable à une capacité stupéfiante d'improviser des arabesques sur différents modes de récitals, une présence toute de tendresse, de passion et de souffrance, sublimée par un mouchoir blanc qui est pour Oum Kalsoum son exutoire, son talisman et son «doudou» rassurant. Autres raisons, moins connues, de son succès auprès d'un public éclectique : l'apparition dans certaines orchestrations d'une guitare électrique et sa présence aux premières émissions de la radio égyptienne puis, bien plus tard, à celle de la télévision nationale. En 1967, le Figaro avait écrit d'elle : «La Callas, plus Edith Piaf, plus Mahalia Jackson et l'on aurait à peine une petite idée de ce que représente Oum Kalsoum.» Fatima Ibrahim Al-Sayyid Al-Baltagui serait née, à une date imprécise, entre le 18 décembre 1898 et le 4 mai 1904, à Taamayet Al Zahira, un village perdu du delta du Nil où son père, imam pauvre de ce lieu-dit, lui apprend la lecture et la récitation du Coran. Et c'est en psalmodiant les versets du Livre saint qu'elle découvre alors sa sensibilité au chant, à la musique et à la splendeur incomparable de sa voix. Enfant, grimée en garçon, elle anime dans des villages des fêtes profanes et religieuses aux côtés de son père et de son frère. Les femmes n'avaient pas alors voix au chapitre et la jeune surdouée chantait le «dawr», musique profane réservée aux hommes. En 1920, elle monte au Caire pour y chanter cette fois-ci l'amour de sa voix souple et puissante qui donne envie d'aimer. En une décennie et des dizaines de tours de chant, elle devient la plus grande chanteuse d'Egypte, jeune, belle et déjà une icône. L'Astre de l'Orient éclipse les météorites Oum Kalsoum a été une voix, un rêve, un refuge, un sédatif aux maux des Arabes et un projet idéologique, le seul qui a uni les Arabes de l'Euphrate aux confins de la Mauritanie. Comme l'explique justement Frédéric Lagrange, chercheur spécialiste des musiques arabes, Oum Kalsoum a d'abord incarné, à merveille, les idéaux d'une élite nationaliste et moderniste, qui voulait démontrer à l'occupant anglais son indépendance. Oum Kalsoum était tout cela à la fois : paysanne mais lettrée, libérée mais prude, tendre avec les mélomanes, cruelle avec les hommes qui l'ont aimée. De tout cela, rien ou presque dans l'exposition de l'IMA. Rien, non plus, sur sa jalousie légendaire envers des rivales qu'elle effaçait de son immense talent mais qu'elle inventait quand elles n'existaient pas. Rien aussi sur son goût du pouvoir exercé au sein du Syndicat des musiciens qu'elle a longtemps dirigé sous Nasser, rien, absolument rien, sur son rapport détaché aux hommes et à la maternité. Difficile à ce propos de reprocher à l'IMA un manque d'impertinence alors qu'elle dépend, pour ses expos, des dons et des prêts étatiques, et que la vocation de l'hommage rendu à la méga-star est de célébrer une Pyramide. D'ailleurs, dans le même laps de temps, au musée du Grand Palais qui a accueilli le sommet fondateur de l'UPM, une exposition célèbre Marie-Antoinette, la fameuse reine de France d'origine autrichienne. Une autre exposition, organisée à l'hôtel de ville de Paris, a rendu hommage à la légende du cinéma américain Grace Kelly, devenue princesse de Monaco. Mais qui en a entendu parler à part des spécialistes et des curieux de passage ? Oum Kalsoum, l'Astre de l'Orient, a manifestement éclipsé les météorites. N. K.