Naguib Mahfouz, qui s'est éteint hier à l'âge de 95 ans, est un des grands noms de la littérature universelle. Son œuvre, colossale, transcende en effet un ancrage égypto-arabe pour atteindre la dimension phénoménale du partage spirituel. Naguib Mahfouz, traduit dans presque toutes les langues, est aujourd'hui l'un des écrivains les plus lus dans le monde. Sans doute l'auteur avait-il pris la mesure de cet extraordinaire succès, mais en le relativisant, car la gloire, la consécration, les honneurs n'ont jamais détourné Naguib Mahfouz de son enracinement passionnel dans le terroir. Même lorsque le prix Nobel de littérature lui avait été décerné, en 1988 – il est le premier auteur arabe à l'avoir reçu – Naguib Mahfouz restera foncièrement l'enfant de Khan Al Khalili,le magnifique quartier populaire cairote où il avait vu le jour le 11 décembre 1911. Naguib Mahfouz était issu d'une famille modeste qui eut pourtant les moyens et la volonté de pousser cet enfant précocement attentif à la beauté du monde vers les voies du savoir. Après de brillantes études à l'université du Caire, Naguib Mahfouz décroche une licence de philosophie qui lui permet d'obtenir un emploi dans la fonction publique qu'il ne quittera pas jusqu'à son départ à la retraite en 1971. Ahmed Rami, le poète qui construisit la renommée d'Oum Kalsoum, la diva de l'Orient arabe, avait été dans ce cas de figure lui qui, diplômé de la prestige Sorbonne, avait exercé de modestes fonctions dans les services culturels officiels égyptiens. Comme Rami, comme Salah Abou Seif ou Youssef Chahine, Naguib Mahfouz avait cette qualité profondément égyptienne : cette civilité qui confine à l'humilité forcée, presque à l'effacement. Naguib Mahfouz, comme toutes ces personnalités, avait grandi dans une Egypte qui s'ouvrait à la modernité et dont les élites voulaient infléchir des changements dans tous les domaines de la vie publique. Le Caire au début du XXe siècle avait été marquée par ce formidable élan de liberté qui poussait les Egyptiens à sortir des représentations figées et à accéder à une image de progrès. C'était une exigence à la fois politique et intellectuelle. Lorsque Naguib Mahfouz atteint la vingtaine, il est déjà immergé dans ce bain de la modernité qu'avaient alimenté les Sayyed Derwish, Abdou Hamouli et autres Salama Higazi, grands réformateurs s'il en fût, dont le credo était le dépoussiérage d'une vie culturelle égyptienne de longue date pétrifiée. Naguib Mahfouz ne pouvait être que touché par cette quête d'un humus national mis à mal par des pouvoirs qui avaient vidé l'Egypte de sa sève vivante, maintenant la campagne, ce « rif », si admirablement dépeint par Tewfik El Hakim, dans l'obscurité du dénuement et de l'ignorance. Naguib Mahfouz est dans une très large mesure le produit de cet éveil de la pensée égyptienne dont les grands artisans avaient été les Abbas El-Akkad, Mohamed Hussein Heykal et les continuateurs émérites Taha Hussein et bien plus tard Naguib Mahfouz lui-même. Ce dernier, encore adolescent, s'était senti l'héritier de cette histoire millénaire de son pays, de cette civilisation des pharaons sur laquelle il avait fait une fixation telle qu'elle lui inspira ses premiers écrits. Dès 17 ans, Naguib Mahfouz s'était confronté à l'épreuve de l'écriture, formant dès ce jeune âge l'intime conviction que son accomplissement personnel ne pouvait passer que par la plume. Dans les années trente et quarante du XXe siècle, le jeune homme n'avait pas de modèles ni de référents nationaux. L'Egypte, à cette époque-là, avait développé une manière d'Infitah culturel qui avait conduit à la traduction des grands titres de la littérature mondiale. Ce fut la découverte, dans un ravissement collectif, de Victor Hugo, Alexandre Dumas et autres Emile Zola. Naguib Mahfouz restera pour sa part obnubilé par l'univers pharaonique auquel il dédiera une trilogie, La malédiction de Râ (1939), L'amante du pharaon (1943) et Le combat de Thèbes (1944), dont le public ne saisira pas le message quelque peu subliminal de la part d'un auteur qui pouvait paraître décalé. En fait, Naguib Mahfouz avait été l'un des premiers auteurs à se fondre dans le moule de l'égyptologie dont on connaît le retentissement actuel. Il avait entrepris d'écrire sur la civilisation pharaonique bien avant que le romancier finlandais Mika Watari ne connaisse un triomphe mondial avec son récit, Sinouhé l'Egyptien qu'Hollywood s'empressera de porter à l'écran. Naguib Mahfouz, encore jeune il est vrai, ne pouvait pas être prophète en son pays. L'échec cuisant de ses roman, cette exaltation outrée de l'histoire de son pays, l'Egypte, lui avait démontré qu'il était à contre-courant non pas parce que ses idées étaient mauvaises, mais parce que l'époque exigeait d'autres réponses qu'un repli dans les nostalgies magnifiées du passé. Naguib Mahfouz se tourna vers cette veine réaliste qui deviendrait la marque de fabrique de sa production romanesque. La mue Avec La belle du Caire (1945) et Le cortège des vivants (1946), il prend le tournant décisif d'une carrière littéraire féconde dans laquelle il voudra se montrer un homme de son temps, un arbitre des tensions intellectuelles de sa société dont il n'ignore ni les bruissements feutrés ni les tumultes fracassants. Le romancier injustement méconnu avait fait sa mue, entrant dans la maturité de la quarantaine au moment où son esprit se concentrait sur sa matière romanesque, les gens du peuple, ses voisins de Khan Al Khalili qu'il s'engagea à sublimer dans son époustouflante suite, Passage des Miracles (1947), Vienne la nuit (1949), Impasse des Deux-Palais (1956) et Le palais du désir (1957). Une œuvre bouillonnante, torrentielle, dans laquelle Naguib Mahfouz se montre l'égal d'un Roger Martin du Gard, d'un Romain Rolland, quelquefois d'un Emile Zola, dans la description des tourments de l'âme, des fêtes du corps, dans une débauche de vérisme qui le désigne alors comme le grand romancier que les lettres arabes attendaient. Cette envergure de l'écrivain, son côté incisif et tranchant dans la peinture du monde juraient avec sa modestie, sa bonté débonnaire. Au pic de sa notoriété, Naguib Mahfouz continuait de s'attabler dans les cafés de Khan Al Khalili. Il avait la chair de poule lorsque la radio diffusait la sublime chanson de Mohamed Abdelwahab, Cléôpatre. Il aimait autant le poème allégorique que la voix du chanteur qui lui rappelait les sortilèges de cette ère pharaonique dont il était lui-même épris. Naguib Mahfouz était un peu comme Ahmed Chawki, prince des poètes mais non moins fidèle habitué des cafés du Caire où la bonne société intellectuelle débattait du sort du monde devant les yeux du peuple. Immense auteur, Naguib Mahfouz a construit une œuvre littéraire monumentale, mais il fut aussi un pionnier de l'écriture cinématographique. Il sera l'un des scénaristes les plus en vue du cinéma égyptien et l'un de ses pourvoyeurs thématiques avec ses romans. Naguib Mahfouz eut également à pâtir de la censure, il sera perçu comme un iconoclaste avec son roman Les fils de la médina (1959) dont El Azhar, autorité religieuse, interdira la publication en Egypte sans soulever la moindre réaction des pouvoirs publics plus aptes à se prononcer. Pendant de longues années, Naguib Mahfouz portera cette interdiction comme une blessure dont la dignité du créateur ne guérit pas. Malgré tout ce que lui permettait d'entreprendre son aura d'écrivain admiré par des millions de lecteurs, sa liberté avait pu être entravée par une fetwa qui allait à l'encontre du droit universel. Bien que fonctionnaire de l'Etat, Naguib Mahfouz n'était pas un intellectuel organique et cela le disposait d'autant moins à accepter la sentence d'El Azhar, même si le contexte politique le contraignait à s'y plier. L'affaire de l'interdiction de son livre dans son propre pays fut pour lui une séquence douloureuse qui ne se fermera pas, même avec l'attribution du prix Nobel de littérature. En 1988, Naguib Mahfouz était devenu un géant de la littérature mondiale, un colosse de la trempe des Steibeck, Hemingway et autres Garcia Marquez. Il n'en continuait pas moins de travailler inlassablement, très certainement parce que l'écriture lui était aussi nécessaire que l'air qu'il respirait. Le grand écrivain avait laissé passer les critiques acerbes qui lui reprochaient d'avoir été l'un des plus chauds partisans des accords de paix avec Israël. Ses détracteurs sont allés jusqu'à affirmer qu'il n'avait reçu le Nobel de littérature que pour cela. C'est un raccourci qui occulte bien d'autres choses et surtout le libre arbitre dont s'était prévalu l'écrivain égyptien tout au long de sa vie. Naguib Mahfouz était le contraire de ce que les Anglo-Saxons nomment un yes-man, un homme qui dit oui tout le temps et partout. Comme intellectuel, Naguib Mahfouz avait connu, entre rois d'Egypte et bouleversements révolutionnaires, plusieurs régimes. Il n'en fut pas le laudateur mais bien souvent le pourfendeur à peine déguisé. Connu comme libéral, il l'était à l'évidence en toute chose. Il a vécu assez longtemps pour se conformer à ses idées, engageant à la fin de sa vie un ultime combat pour la liberté d'expression lorsque il entreprit de faire lever par El Azhar la mesure d'interdiction prononcée contre son roman Les fils de la médina. Sa santé, fortement dégradée ces derniers mois, avait conduit à son hospitalisation. Bien que physiquement diminué en raison d'une paralysie partielle, Naguib Mahfouz était resté d'une grande lucidité. Avec sa disparition, le monde des lettres perd une de ses icônes les plus représentatives.