Depuis les premières émeutes urbaines des années 80, la littérature sociologique sur les banlieues s'est abondamment enrichie de nouveaux travaux empiriques. Les quartiers populaires sont en effet devenus une véritable thématique socio-politique à la mode chez les sociologues. La prolifération de ces recherches en sciences sociales marque un intérêt croissant pour les monographies de quartier, les analyses ethnographiques de telle ou telle catégorie sociale. On y retrouve de manière générale tous les sujets connexes à ce champ sociologique : l'habitat, la délinquance et les incivilités, la marginalisation sociale, la politique de la ville, l'immigration, les bandes de jeunes, la culture hip-hop, les travailleurs sociaux, les équipements socioculturels, la mobilisation politique, etc. Parmi ces thématiques, l' «Islam des quartiers» tient une place controversée du fait des représentations sociales qu'elle renvoie aux sociologues. Ainsi, ces derniers, qui travaillent de manière scientifique sur ces sujets, réintroduisent inconsciemment les représentations du sens commun dans leurs analyses sans avoir procédés au préalable à la déconstruction de la doxa sur l'islam. Nous aimerions donc dans ce texte poser le problème de la valeur heuristique des énoncés sociologiques sur l'«Islam des jeunes» abordé par une partie de la «sociologie des banlieues». Pour ce faire, il convient d'abord de déconstruire quelques exemples de discours sociologiques sur les microcosmes urbains qui emprisonnent le penseur du social dans une sorte de «doxosophie» lorsqu'il est amené à penser l'Islam dans un milieu culturel qui n'est pas celui de son origine. Après avoir mis en relief cet impensé sociologique à travers trois monographies, il faudra en chercher les apories qui se trouvent dans une large mesure inhérentes à la discipline sociologique anémiée, dès le milieu du XIXe siècle, par l'affirmation idéologique du projet républicain dans un contexte de domination coloniale. 1. Misérabilisme, euphémisme et radicalisme L'actualité incessante sur la «crise des banlieues» amène le sociologue à s'interroger sur les transformations de la société française. Cependant, les «cités» ne se donnent pas à observer du premier coup d'œil. Il est parfois même périlleux pour un sociologue extérieur aux milieux populaires immigrés de s'y introduire. Étranger à la culture musulmane traversée par les traditions ethniques, il est dans l'obligation de se fier à un informateur, souvent non identifié, qu'il choisit selon les aléas de ses pérégrinations sur les lieux de l'enquête. Aussi, l'interprétation du matériau recueilli exclusivement par des entretiens avec des enquêtés choisis de manière aléatoire a tendance à laisser place à des explications en termes de repli communautaire dans un contexte socioéconomique difficile favorable à l'extrémisme religieux. Dans son étude comparative sur deux quartiers de la région bordelaise, Agnès Villechaise-Dupont défend en quelque sorte cette analyse lorsqu'elle étudie l' «entre-soi» des habitants maghrébins tout en amalgamant l'identité maghrébine portée par les anciennes générations et la pratique religieuse réinventée par les nouvelles. Évoquant d'ailleurs la question du «voile islamique», la sociologue le considère comme une marque d'appartenance ethnique : «Loin d'enfermer l'individu dans une tradition autoritaire et aveugle, le foulard islamique, affirmation d'une identité ethnique, est ici ce qui le fonde comme Sujet, en résistance contre les pouvoirs qui détruisent sa spécificité.» Quelle est donc cette spécificité du foulard islamique ? Une spécificité pour qui ? Et pour quoi ? Même s'il faut incontestablement concéder à l'auteure une intelligente prudence quand elle aborde l' «Islam maghrébin», notamment en s'appuyant sur les travaux de Farhad Khosrokhavar et en s'assurant, par là, une crédibilité scientifique, force est de constater que l'analyse s'arrête en chemin et prend des tournures tautologiques en renvoyant des logiques de cloisonnement social les unes contres les autres avec d'un côté les dérives «islamistes» et de l'autre les discours xénophobes : «Si l'Islam, hâtivement considéré dans sa version intégriste, est souvent diabolisé, le discours intolérant et raciste de certains Français de souche dans la cité apparaît de la même façon insupportable et inexcusable. Au mieux, la conséquence de l'ignorance, au pire l'expression d'une idéologie viscérale, le racisme n'est pas jugé digne d'être entendu ; on ignore, ou l'on renvoie ceux qui l'expriment dans l'indignité : les racistes sont des salauds. Lorsqu'elle vise les catégories françaises démunies, cette attitude, qui se veut sans concession, est on ne peut plus dangereuse, car elle accentue de fait le sentiment d'exclusion précisément à l'origine de l'infériorisation des populations immigrées par des «petits blancs» en situation de chute sociale. Une telle mise au pilori, en refusant de reconnaître la souffrance qu'exprime la tentation raciste, augmente la rancœur et favorise la dérive extrémiste de populations qui se sentent rejetées ou méprisées par les élites politiques traditionnelles, et fait le lit de l'extrême-droite.» En somme, la pratique de l'«Islam des quartiers» est pondéré aux sentiments d'intolérance des Français de souche. Et, inversement, l'attitude raciste des derniers envers les Maghrébins est une réponse à la montée de l'extrémisme religieux. Ce qui lui fait dire en conclusion ; «Condamner violemment le racisme, redouter l'intégrisme religieux, constituent une attitude certes légitime et à bien des égards indispensable. Cependant, cette saine indignation ne peut être séparée d'une volonté de comprendre sans les rejeter a priori les tensions qui sont à la base de l'adhésion à ces tensions extrémistes, ce qui suppose d'accorder une écoute attentive et un plus large espace d'expression aux revendications minoritaires.» Peut-être est-ce là une façon subtile et adroite d'afficher une partie de la réalité pour éluder un manque d'observations in situ des pratiques religieuses des jeunes ? En tous cas, elle réduit l'adhésion à l'«Islam radical» à un comportement socioculturel en opposition à la société occidentale et pour échapper à des conditions de vie misérables. Du coup, cette approche qu'on peut qualifier de «misérabiliste» réduit la «foi», insaisissable hors du rapport à la croyance en «l'unicité divine», à une notion vidée de son sens ontologique : peut-on alors penser sociologiquement l' «Islam des quartiers» sans les notions qui lui sont propres telles que la «foi» ou les lieux qui le font exister comme la «mosquée» qui sont a priori eux-mêmes impensables pour le sociologue ? La difficulté de rendre compte de la place qu'occupe l'Islam dans la vie des «jeunes des cités», pratiquants ou non pratiquants, pousse parfois le chercheur à inscrire sa démarche dans une rhétorique euphémisante. Cela lui permet de se dégager d'une posture qui desservirait l'argumentation globale de sa démonstration. La Force des quartiers de Michel Kokoreff illustre bien cette approche. Dans son ouvrage, il commence par décrire les conditions d'entrée dans le quartier des Courtilles à Asnières. En cela, son enquête a une valeur méthodologique certaine puisque très peu de chercheurs décrivent leur mise en immersion dans l'environnement urbain de ses habitants pour en tirer des données de première main, car «il ne suffit pas d'aller sur le ‘terrain' pour recueillir ce que d'autres ne peuvent (ou ne veulent) pas ‘voir' ; encore faut-il apprendre à voir, faire l'expérience des codes et des rites, obtenir la confiance de ses interlocuteurs, et savoir aussi, parfois, sortir de son rôle strict de chercheur.» Toutefois, l'expérience de l'Autre ne doit-elle pas passer par une immersion totale dans sa vie quotidienne ? Tous les jours, vivre ce qu'il vit ; n'est-ce pas là la condition sine qua non d'un regard éduqué par l'expérience des faits. Car, en effet, on peut observer sans voir. Or, Michel Kokoreff n'a justement pas séjourné dans le quartier des Courtilles. Il n'a donc pas pu observer des espaces de sociabilité juvénile, objet d'une partie de son enquête, comme la mosquée, trop souvent oubliée et confondue avec la salle de prière des «anciens», dont on sait qu'elle est un lieu incontournable où les «jeunes de cités» se réunissent même s'ils le font irrégulièrement au moment du Ramadhan. Cela le conduit à procéder par euphémismes et à voir en l' «Islam des jeunes» un simple «fait culturel» en neutralisant habilement sa dangerosité tant médiatiser : «Dans notre enquête, nous dit-il, le rôle même des associations islamistes dans la gestion sociale est apparu peu important. Pour les jeunes rencontrés, l'Islam s'est imposé peu à peu comme une référence (…), il est présent comme un fait culturel plus que religieux. On le voit bien avec le Ramadhan : largement suivi par les adolescents et les adultes, il s'accommode de multiples entorses aux prescriptions alimentaires. Par ailleurs, l'adhésion aux valeurs de l'Islam semble assez bien s'accorder aux valeurs de la République et de la société de consommation. «Faut-il comprendre que l'Islam est une ‘référence' pour les jeunes, mais ne constitue pas un danger ? Qu'entend-il par référence ? Il semblerait que le raisonnement a ici des limites que le sociologue est incapable de dépasser. En réalité, le travail d'objectivation aurait dû passer par l'observation des espaces sociaux où se fixe cette référence. Loin des imageries coloniales dont on verra plus bas qu'elles ont véhiculé via l'orientalisme des représentations biaisées de la «prière», les mosquées ne sont pas seulement des «lieux de cultes» pour reprendre une expression doxique. Elles sont aussi, voire avant tout, pour certains jeunes, des lieux de sociabilité. Or, pour l'appréhender, il faudrait y entrer pour comparer les modes d'occupation de cet espace social local et saisir les interrelations qui existent entre le dedans et le dehors du quartier au cœur duquel elles sont implantées. Pourtant, un certain nombre de travaux ethnographiques montrent ce que l'intégration dans l'univers inconnu des «parias» apporte à l'enquête sociologique. L'ouvrage de Philippe Bourgois sur les revendeurs de crack à New York en est un exemple. «C'est bien malgré moi, dit-il, que je suis tombé dans le crack.» Cette phrase pose dès l'incipit l'incontournable nécessité d'une immersion complète pour une restitution fidèle de la marginalisation des enfants d'immigrés mexicains du quartier-est d'Harlem. Considérant cette exigence méthodologique, faut-il aller jusqu'à vivre sur les lieux de l'enquête pour se donner les chances d'interpréter le plus objectivement possible, loin des idées reçues, les modes de vie des populations des quartiers populaires ? Cette question pourrait être évidente si certains sociologues des banlieues pouvaient se défaire d'un état d'esprit idéologique à travers lequel ils abordent les «jeunes de culture musulmane». Ainsi, les chercheurs gagneraient à convertir ce qu'ils ont vécu en connaissance objective. Même si cette connaissance n'est que la traduction dans le langage scientifique de comportements qu'ils ont étudiés dans un environnement qu'ils ont par leur présence contribué à transformer. Nombreux sont les investigateurs du social qui manquent d'une relative objectivité dans la description de leur rapport au terrain d'enquête. Ils pêchent par l'absence de clarté dans l'exposé des écueils de leur démarche, notamment dans la phase, trop souvent oubliée, qui vient toujours avant l'accès aux sources empiriques. Ils éludent des questionnements nodaux : comment peut-on arriver à faire parler un jeune délinquant sur ses délits et sa trajectoire, un prédicateur musulman sur ses représentations du monde et sa croyance, une victime de «viols collectifs» sur la situation des filles dans les cités, une famille maghrébine ou africaine sur leurs traditions, un dealer sur les réseaux de l'économie souterraine, etc ? Apporter des éléments de réponses à ces interrogations nécessite au préalable qu'on ait posé les prénotions qui sont produites par la doxa. Or, dans certaines recherches, elles relèvent souvent de l'indicible. Aussi, nous sommes toujours étonné, et parfois, avouons-le, irrité, de lire des ouvrages sociologiques disséqués des microphénomènes aussi complexes que la place des associations musulmanes dites «islamistes» dans les quartiers populaires, l'appartenance à l'Islam des «jeunes des cités» et la pluralité des manières d'avoir la «foi» en utilisant des raccourcis et, ce faisant, en usant tantôt du langage journalistique, tantôt du langage idéologique pour combler les vides analytiques. Sans multiplier les références, je prendrais l'ouvrage d'Olivier Masclet pour illustrer notre propos. (A suivre)